Erik Allebest (Chess.com) "Les jeunes joueurs d'échecs sont bons de plus en plus tôt grâce à l'IA"

Entretien avec le cofondateur et CEO de Chess.com, la plus grande plateforme d'échecs en ligne, pour évoquer les dernières initiatives IA de la plateforme.

JDN. Chess.com est la plus grande plateforme d'échecs en ligne au monde. Comment observez-vous ce regain d'intérêt vis-à-vis de ce jeu inventé il y a plusieurs siècles ?

Erik Allebest est le PDG et cofondateur de Chess.com. © Chess.com

Erik Allebest. Chess.com permet aux maîtres comme aux débutants d'améliorer leurs tactiques, leur stratégie et leur pensée analytique grâce à des outils d'entraînement et des forums de discussion. La plateforme dénombre plus de 160 millions de membres inscrits et 50 millions d'utilisateurs actifs mensuels. Notre entreprise génère plus de 100 millions de dollars de chiffre d'affaires annuel et emploie plus de 700 personnes.

Les échecs sont devenus très populaires ces dernières années, notamment aidés par la période du Covid et le succès de la série de Netflix "Le jeu de la Dame". Nous avons capté près de 90% de cette croissance. Et grâce à des plateformes comme Twitch, le jeu a connu ces dernières années une sorte de renaissance qui a permis d'attirer un nouveau public.

Un mot sur le profil de vos utilisateurs : s'agit-il majoritairement de joueurs occasionnels ou confirmés ?

Notre défi a été de créer une plateforme qui s'adresse à tous les publics. Nous avons des utilisateurs qui souhaitent apprendre les échecs, mais aussi des champions du monde qui utilisent notre plateforme pour s'entraîner et participer à des tournois. Environ 65 à 70% d'entre eux jouent via leur mobile, répartis équitablement entre iOS et Android. La majorité de nos revenus provient néanmoins de notre site Web, qui reste le mode de connexion privilégié des joueurs aguerris. Ces utilisateurs sont généralement plus susceptibles de souscrire à notre abonnement Premium.

Chess.com a su se différencier de ses concurrents en intégrant une dimension sociale. En quoi cette composante est-elle importante pour un jeu solitaire comme les échecs ?

Lorsque nous avons lancé la plateforme, il n'y avait pas de sites avec une composante communautaire où il était possible d'échanger entre passionnés, de créer des clubs, de lire des analyses sur certaines parties, etc. Nos concurrents se limitaient à la fonctionnalité de jeu. A l'époque, les échecs étaient un jeu sérieux, intellectuel et plutôt réservé à une élite. Les seuls contenus médiatiques concernaient les meilleurs coups des plus grands maîtres.

Nous avons intentionnellement voulu démocratiser son accès à une cible plus large, en y ajoutant de l'humour et un aspect social. Par exemple, nous célébrons nos mauvais coups et rions de nos erreurs. Notre volonté a été de changer la perception de cet univers qui a pu autrefois sembler fermé et réservé à une minorité. Outre la possibilité de jouer en ligne, notre plateforme propose aussi des puzzles, leçons, analyses, sans oublier les classements de joueurs, etc.

Quelles sont vos différentes sources de revenus ?

Plus de 80 % de nos revenus proviennent des abonnements. La deuxième source est liée à notre activité de formation aux échecs avec Chessable, un site que nous avons acquis il y a deux ans avec le rachat de Play Magnus Group. La troisième est la publicité. Outre Chess.com, nous monétisons également d'autres plateformes telles que ChessKid ou Learn Chess With Dr.Wolf. Enfin, nous générons également des revenus grâce au sponsoring des évènements, notamment des tournois, que nous organisons. Bien que nous tirons également des revenus de la vente de merchandising, ceux-ci sont peu significatifs puisque notre volonté est davantage de proposer des produits amusants à notre communauté. Toutes ces sources de revenus permettent à l'entreprise d'être rentable.

Certains se vantent sur le Web de parvenir à tricher. Quelles sont vos méthodes pour lutter contre les tricheurs et à quel point celles-ci sont-elles efficaces ?

La triche représente un problème minime mais la perception associée à ce problème le rend plus important qu'il n'est réellement. En réalité, le nombre de personnes qui trichent est très faible.  Une équipe baptisée Fair Play d'une quinzaine de personnes, dont des chercheurs, data-scientists et experts en IA, travaille sur ces cas individuels. Leur mission est de concevoir des algorithmes permettant de mieux détecter la triche.  La majorité des cas sont assez évidents et sont rapidement détectés, par exemple lorsque nous détectons des mouvements de jeu qui ne semblent pas humains ou que quelqu'un commence à gagner de manière inhabituelle.  Je ne veux pas trop entrer dans les détails car nous voulons conserver un temps d'avance sur les tricheurs, mais nous avons dépensé des millions de dollars pour développer ces technologies.

Comment prévoyez-vous de bénéficier des progrès dans l'IA générative pour améliorer l'expérience utilisateur ?

Nous utilisons déjà l'IA générative au sein de notre fonctionnalité de coach bots qui permet à nos utilisateurs de s'améliorer en recevant des indications pendant qu'ils jouent. Lors d'une partie, ces coachs virtuels alimentés par l'IA sont disponibles pour donner des conseils personnalisés. A l'avenir, il sera possible de choisir plusieurs versions avec différentes personnalités. Nous proposerons par exemple un coach sarcastique qui se moque de vous de manière amusante, tout en vous donnant des conseils.

Quand prévoyez-vous de lancer ces coachs virtuels alimentés en IA ?

La fonctionnalité telle que décrite précédemment sera déployée progressivement sur plusieurs années et en différentes phases. Nous proposons déjà un coach virtuel permettant d'analyser des parties, avec notre offre Premium. Nous souhaitons utiliser l'IA et la technologie des LLM pour aller plus loin et améliorer ce service. Ces coachs vont devenir de plus en plus intégrés à notre plateforme. Nous voulons proposer différentes versions d'IA basées sur des personnalités du monde des échecs. Vous pourrez par exemple jouer avec Magnus Carlsen, le champion du monde, afin de mieux comprendre sa stratégie. Ces fonctionnalités seront accessibles en Premium, même si certaines devraient être également disponibles pour les membres gratuits, mais de manière plus limitée.

Pensez-vous que les échecs seraient un bon moyen pour expérimenter et tester des modèles afin de parvenir un jour à la création d'une intelligence artificielle générale (AGI) ?

Absolument. Les échecs ont toujours été à l'avant-garde de l'IA, en particulier pour déterminer comment ordonner à la machine d'accomplir une tâche humaine. Ce jeu implique en effet de faire preuve d'une pensée abstraite appliquée de manière concrète. Avec le temps, les échecs ont utilisé l'apprentissage automatique et les systèmes de réseaux neuronaux, et cela fait déjà des décennies que les ordinateurs jouent mieux que les humains. Je pense que les échecs sont un domaine d'expérimentation fascinant pour les chercheurs et nous sommes souvent sollicités par ces derniers.

Avez-vous des exemples en tête ?

Par exemple, DeepMind de Google utilise les échecs depuis des années pour tester leur modèle d'apprentissage par renforcement. En donnant à la machine de nouvelles règles, cela permet de voir comment celle-ci réagit. Aujourd'hui, l'objectif des chercheurs en IA est de rendre les futurs modèles plus précis et ainsi réduire les hallucinations. Pour y parvenir, il faut que ces modèles combinent créativité et précision pour être capable de résoudre différents problèmes. Ce sont exactement les capacités requises pour jouer aux échecs.

Quel est l'avenir pour Chess.com ? Une entrée en bourse est-elle la prochaine étape ?

Nous aimerions entrer un jour en bourse pour que l'entreprise continue de croître sur le long terme. Mais cela ne sera clairement pas pour cette année ou l'année prochaine. Nous avons encore beaucoup de choses à accomplir d'ici là. Nous sommes heureux d'avoir fait l'acquisition du groupe Play Magnus Group en 2022 et de compter le champion du monde Magnus Carlsen parmi nos ambassadeurs. 

Quel regard portez-vous sur les jeunes joueurs d'échecs 

Il est fascinant de voir comment la nouvelle génération s'approprie les échecs. Les anciennes générations de joueurs ne comprennent pas comment ces jeunes sont devenus aussi bons en si peu de temps. La raison est qu'ils ont grandi avec des ordinateurs et des plateformes utilisant l'IA et le machine learning leur permettant de progresser rapidement. Cette nouvelle génération, qui a pu très tôt jouer des milliers de parties chaque mois, rivalise déjà avec ses aînés, à l'image de Dommaraju Gukesh, un jeune indien qui participera bientôt au championnat du monde à seulement 18 ans.