Droits voisins : ça bloque entre les médias français et le duo Facebook-Google
Après près d'un an de discussions infructueuses, les éditeurs français désespèrent de nouer des accords collectifs avec les deux Gafa, qui préfèrent négocier des accords bilatéraux.
Le torchon brûle entre les médias français et le duo Google-Facebook. L'objet du différend ? La loi sur le droit voisin de la presse. Les médias français peinent en effet à obtenir des deux acteurs qu'ils appliquent cette loi, en les rémunérant pour les contenus repris au sein de leurs environnements. "Cela va bientôt faire un an que la loi est entrée en vigueur (le 24 octobre 2019, ndlr) et nous n'avons toujours pas touché un centime", déplore Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos - Le Parisien et président de l'Alliance française de la presse d'information (APIG).
"On nous donne des chiffres qui sont très faibles, dont on ne sait même pas comment ils sont calculés"
Début avril, l'Autorité de la concurrence avait pourtant sommé Google de négocier avec les éditeurs et agences de presse. Le délai de trois mois donné par le gendarme s'est écoulé… mais les discussions n'ont pas vraiment avancé. "L'écart entre ce que nous demandons et ce qu'ils proposent est encore très important", dévoile Pierre Louette, qui déplore par ailleurs le refus du géant de la publicité de révéler le poids des contenus des sites d'informations dans le trafic et les revenus générés par son moteur de recherche. Une information qu'il estime indispensable pour calculer de manière juste l'assiette de rémunération. "On nous donne des chiffres qui sont très faibles, dont on ne sait même pas comment ils sont calculés", regrette-t-il. En conséquence, l'APIG a décidé de saisir l'Autorité de la concurrence pour dénoncer le manque de bonne foi de Google.
La firme de Mountain View n'est pas la seule à se livrer à cette partie de poker menteur. "C'est encore plus compliqué avec Facebook qui n'est pas tenu, comme Google l'est par la procédure en cours, de nous répondre par écrit", détaille le patron d'un grand média. Ici encore, il est bien difficile de faire la lumière sur le poids des sites d'infos dans le trafic du réseau social. Cela n'a pas empêché Facebook de formuler une première proposition, refusée aussi net par les médias français. "On était sur des montants ridicules, d'à peine quelques milliers d'euros", précise le dirigeant.
"Google comme Facebook veulent éviter à tout prix que l'on grave dans le marbre une règle de calcul concernant la rémunération de l'indexation des contenus"
Peu enclins à donner suite aux négociations collectives que les médias français appellent de leur vœux, Facebook comme Google préféreraient nouer des accords individuels dans le cadre du lancement de leurs nouveaux onglets d'actualité. Avec une version revisitée de Google News pour le premier et de Facebook News pour le second. Un moyen de concéder une rémunération à leur main et surtout pas liée au sujet des droits voisins, sur lequel le duo ne veut rien lâcher. "Ils veulent éviter à tout prix que l'on grave dans le marbre une règle de calcul concernant la rémunération de l'indexation des contenus", analyse le patron de presse
Google a par exemple proposé à certains journaux français, entre février et mars, de les rémunérer pour faire apparaître leurs articles dans un espace dédié. Le Figaro, Les Echos-Le Parisien et Le Monde se sont vus proposés des montants allant de 100 000 à 1 million d'euros par an, selon une information révélée par Le Monde. Mais personne n'a mordu à l'hameçon, à l'inverse de certains médias allemands qui, comme Der Spiegel et le Frankfurter Allgemeine Zeitung, ont trouvé un terrain d'entente avec le géant de la publicité. "Des traîtres", estime un autre patron de presse, qui se félicite lui que les médias français restent solidaires. "Même Le Monde, qui a pu la jouer perso par le passé dans les négociations avec Facebook ou Snap, tient la ligne commune."
Google comme Facebook ne ménagent pourtant pas leurs efforts pour fissurer le front commun. Dernier exemple en date avec l'annonce par Facebook de l'arrivée possible de Facebook News dans certains pays, dont la France, dans les mois à venir. Une communication qui n'annonçait pas grand-chose de concret… mais avait le mérite de rappeler à l'ensemble des médias français l'existence de ce programme qui apportera aux heureux élus trafic et monétisation. En bref, une tentative de déstabilisation, à en croire notre second patron anonyme. "Facebook brandit la promesse d'un programme qui pourra rapporter à quelques médias des euros sonnants et trébuchants." En pleine crise du coronavirus, l'argument peut faire mouche…
"Notre société de gestion collective entrera en action d'ici un mois pour contacter l'ensemble des plateformes présentes en France"
Mais quand la carotte financière ne suffit pas, les grandes plateformes n'hésitent pas à menacer du bâton. C'est le cas en Australie, où un projet de loi prévoit également d'obliger les plateformes à payer les médias dont les contenus sont partagés par les utilisateurs. Facebook vient d'annoncer qu'il bloquerait carrément le partage d'informations si un tel projet de loi était voté. Google s'est lui tourné vers le public via une lettre ouverte dans laquelle il assure que le projet australien fait peser un risque sur la pérennité de ses services. "Ces réactions de bêtes blessées nous prouvent que Google et Facebook ne sont absolument pas prêts à nous rémunérer", estime Pierre Louette. Il faut dire qu'un acteur comme Google joue beaucoup plus gros que les 60 à 100 millions d'euros annuels que lui réclament les médias français. Céder en France ou en Australie, c'est prendre le risque de créer un précédent. Les 100 millions d'euros versés dans l'Hexagone pourraient alors vite faire tache d'huile. "En Allemagne, ce serait le triple qu'il lui faudrait débourser, et aux Etats-Unis 10 fois plus", rappelle un éditeur. Avec au total, une facture de plusieurs milliards d'euros chaque année…
Un médiateur à la rescousse ?
Que nous réserve la suite ? "On ne tient pas à ce que Google soit sanctionné par l'Autorité de la concurrence, assure le patron de presse interrogé. On souhaite juste obtenir justice, sans avoir à attendre 10 ans comme les comparateurs de prix auxquels la commission européenne a donné raison dans leur différend face à Google… une fois qu'ils étaient morts." Preuve que les médias ne désespèrent pas de sortir de l'impasse, l'Alliance a même proposé au président de la République, qui suit de près le dossier, la nomination d'un médiateur. Elle prévoit également de relancer les autres plateformes qui, comme Google et Facebook, font la sourde oreille.
"Apple News dit ne pas être concerné alors que Twitter et LinkedIn ne répondent même pas", confie notre premier dirigeant anonyme. La raison de cette apathie est plutôt simple selon lui : "Ils sont convaincus que Google trouvera un moyen de ne pas nous rémunérer ou de le faire de manière symbolique", décrypte notre éditeur. Pas découragés pour autant, les médias français se sont associés au spécialiste du droit voisin allemand, VG Media, pour créer une société de gestion collective chargée de faire valoir leurs droits. "Elle va entrer en action d'ici un mois pour contacter l'ensemble des plateformes présentes en France", prévient Pierre Louette.