Le chief freelance officer, symptôme d'une révolution silencieuse ?

Le chief freelance officer, symptôme d'une révolution silencieuse ? On croyait le poste mort-né, il revient dans les discussions stratégiques. Le chief freelance officer ne s'est pas imposé dans les organigrammes, mais la fonction qu'il incarne se diffuse dans les entreprises.

Depuis quelques années, les freelances ne sont plus systématiquement considérés comme une variable d'ajustement. Pour Mathilde Le Coz, DRH du cabinet de conseil Forvis Mazars France, ils sont même devenus une composante stable de l'organisation. Dans certaines expertises comme la tech, le phénomène est déjà très ancré. "Plus une compétence est rare, plus elle est présente sur le marché du freelancing", observe-t-elle. 

Dans ce contexte, l'idée revient périodiquement : faut-il créer un poste de chief freelance officer pour structurer la relation avec les travailleurs indépendants ? Un C-level pour gérer les talents extérieurs comme on gère les talents internes ?

Sur LinkedIn, le poste reste une rareté. Mais dans les faits, les missions se multiplient. Les entreprises cherchent à cartographier leurs freelances, à les onboarder, à les fidéliser. Bref, à passer d'une gestion opportuniste à une logique structurée. Le chief freelance officer existe peut-être moins comme fonction que comme symptôme : celui d'un marché du travail en pleine recomposition.

Une fonction sans costume officiel

"Il faut distinguer le poste du rôle", insiste Franck Thomas, directeur de la stratégie chez Fiverr France, une place de marché en ligne pour les travailleurs indépendants. "Il n'y a quasiment aucun chief freelance officer dans les organigrammes. Pourtant, ce rôle est assuré au quotidien, parfois par les RH, parfois par les achats, parfois par les métiers", explique-t-il.

Historiquement, les freelances relèvent du champ des achats. Une logique efficace sur le papier, mais potentiellement inadaptée dès lors qu'il s'agit de considérer ces travailleurs comme des partenaires stratégiques. "Les entreprises considèrent encore trop souvent les freelances comme des lignes budgétaires à optimiser, alors qu'ils devraient être traités comme des collaborateurs à part entière", affirme Bertrand Moine, fondateur du Digital Village.

Dans les petites structures, le sujet est souvent pris en charge de manière informelle. "Ce sont les chefs de projet qui font le job, sans outil, sans suivi, et sans lien avec les autres équipes", explique Franck Thomas. "Chaque service travaille de manière autonome, parfois sans savoir qu'un excellent freelance a déjà été missionné ailleurs. C'est une perte de valeur", poursuit-il.

Le virage RH des organisations

Chez Forvis Mazars, le positionnement est clair. "Pour moi, c'est un sujet RH à part entière. On ne peut plus traiter les freelances comme de simples prestataires", affirme Mathilde Le Coz. Elle estime que la fonction RH est la mieux placée pour structurer cette relation, notamment parce qu'elle gère déjà la cartographie des compétences.

"Nous travaillons de plus en plus en mode "skills-based". Cela veut dire qu'on regarde les compétences disponibles, internes ou externes, et non les statuts. Dans cette logique, les freelances doivent être intégrés aux outils RH", affirme Mathilde Le Coz. C'est le choix fait par le cabinet qui prévoit à moyen terme une plateforme en marque blanche pour gérer son propre vivier de freelances. "Nous voyons cela comme un site carrière, mais pour les indépendants", commente la DRH.

Pour elle, le marché du freelancing est un marché parallèle à celui du salariat, à traiter avec tout autant d'attention. Aujourd'hui, chez Forvis Mazars, ces talents sont identifiés, labellisés et suivis, comme pourraient l'être des salariés. "Le vrai changement, c'est qu'on anticipe. On ne cherche plus un freelance au dernier moment, on construit une relation durable", partage Mathilde Le Coz. Elle insiste aussi sur la logique de marque employeur. "Il faut se rendre visible pour les freelances. C'est un marché parallèle au salariat, avec ses propres règles", avance-t-elle.

Entre contraintes culturelles et dynamique internationale

La gestion des freelances ne se joue pas uniquement à l'échelle des entreprises. Elle est aussi influencée par les modèles culturels et juridiques. En France, le salariat reste la norme, fortement protégé par le droit social. Un cadre qui rend plus complexe l'intégration formelle des freelances dans les process RH, au risque de requalification juridique.

D'autres pays sont plus avancés. Aux Etats-Unis, le recours aux freelances dans la tech est un réflexe, porté par une culture du travail plus flexible et des modèles contractuels plus souples. "En France, pour les compétences numériques, on a historiquement délégué la gestion de cette complexité à des ESN, tandis qu'aux Etats-Unis, ce sont les RH qui pilotent directement ces relations", observe Franck Thomas. Mais la donne pourrait changer. "Aujourd'hui, beaucoup de freelances ne veulent plus passer par des ESN ou des cabinets de conseil. Ils préfèrent contractualiser directement avec les entreprises. Cela pousse les grands groupes à se structurer pour gérer ces relations en direct", analyse Mathilde Le Coz.

Existera-t-il un vrai poste de chief freelance officer ?

Malgré tout, le poste de chief freelance officer reste marginal. Franck Thomas en voit une raison simple : "Tant que les RH, les achats ou les métiers parviennent à gérer le sujet, il n'y a pas besoin de créer un poste spécifique", explique-t-il. Une vision partagée par Mathilde Le Coz. Pour elle, le sujet monte bien en puissance, mais il doit infuser les fonctions RH existantes. En clair : ce n'est pas un nouveau poste, mais un nouvel enjeu de gestion des compétences. 

Certaines entreprises commencent en ce sens à s'outiller en déployant des freelance management systems : une solution interne permettant de cartographier les compétences externes, de gérer la contractualisation et les paiements, mais aussi de centraliser les viviers et de mieux fidéliser les talents externes. "C'est un pas vers une politique structurée, sans pour autant passer par la création d'un poste dédié", commente Bertrand Moine.

Franck Thomas identifie trois conditions qui, cumulées, justifieraient l'existence d'un poste de chief freelance officer : un volume important de freelances, une variété de profils difficile à gérer, et l'absence de fonctions ou de plateformes capables de structurer la relation. "Mais attention à l'effet silotage, il faut que la culture freelance irrigue toute l'organisation", conclut-il.