Le feedback du feedback, une étape trop négligée
Le "feedback du feedback" désigne cette seconde étape souvent négligée : la manière dont un collaborateur réagit émotionnellement à un feedback et la façon dont le manager peut la valoriser.
Depuis des années, les entreprises françaises multiplient les formations à l’art du feedback. Les managers apprennent à formuler des messages constructifs, à doser leur ton, à utiliser la méthode du "sandwich" ou les préceptes de la « Communication non violente ».
Pourtant, malgré ces efforts, un constat demeure : même le meilleur feedback du monde n’empêchera pas certains collaborateurs de mal le vivre. Pourquoi ? Parce que la véritable question n’est pas seulement " Comment donner un bon feedback ?", mais aussi : "Comment gérer ce qu’il provoque ?".
Le « Feedback du feedback » désigne cette seconde étape trop souvent négligée : la manière dont un collaborateur réagit émotionnellement à un feedback et la façon dont le manager peut valoriser cette réaction. Ce que vous allez découvrir n’est pas un article sur le feedback, ni sur les émotions mais sur la prise en compte des émotions suite à un feedback.
1. Des salariés décomplexés mais encore fragiles à la critique : un nouveau défi managérial
Depuis la crise sanitaire du Covid-19, les salariés français ont appris à exprimer davantage leurs ressentis, leur mal-être et leurs désaccords. Cette parole longtemps retenue se libère. Les collaborateurs sont de plus en plus nombreux à affirmer ouvertement leurs besoins, leurs limites et leurs attentes, ce qui marque un progrès indéniable vers une plus grande authenticité et une meilleure prise en compte du bien-être au travail.
Mais cette évolution cache un paradoxe : s’ils affirment davantage ce qu’ils pensent et ressentent, ils demeurent encore très sensibles à la critique. Le moindre feedback « négatif », même formulé avec précaution, est souvent interprété comme une remise en cause personnelle, un jugement de valeur, voire une forme d’agression morale. Cette hypersensibilité à l’évaluation s’inscrit dans une culture française très marquée par une faible tolérance à l’erreur et une forte charge symbolique du jugement.
Ce climat a également profondément déstabilisé les managers. Nombre d’entre eux, au nom d’une bienveillance devenue normative, n’osent plus dire les choses avec clarté. Ils redoutent que la moindre remarque soit perçue comme du harcèlement moral, une tentative de manipulation, ou un déclencheur de burn-out.
Cette autocensure managériale, nourrie par la peur d’être mal jugé ou de faire l’objet d’un signalement, engendre un flou relationnel et une perte de repères. Le feedback devient un exercice périlleux, à la fois attendu et redouté, qui peut bloquer toute dynamique de progrès si chacun reste enfermé dans sa susceptibilité ou sa prudence excessive. Le management post-Covid doit donc apprendre à naviguer dans cet entre-deux : trouver le juste équilibre entre liberté d’expression des collaborateurs et la nécessité, pour les managers, de conserver leur capacité à cadrer, orienter, corriger.
2. Le grand angle mort des formations : la réaction émotionnelle
Les formations actuelles au feedback reposent sur une croyance implicite : si le message est bien formulé, il sera bien reçu. On y apprend à être précis, factuel, bienveillant. Mais cette croyance néglige une vérité fondamentale issue des sciences cognitives et sociales : la réception d’un message dépend moins de la manière dont il est dit que de la manière dont il est perçu.
La dissonance cognitive proposée par le psychologue Léon Festinger en 1957 nous apprend qu’un individu confronté à une information qui contredit son image de soi ressentira un inconfort psychologique qu’il cherchera à réduire, soit en rejetant le message, soit en s’y opposant émotionnellement. Ainsi, un feedback peut être logiquement recevable, mais émotionnellement inacceptable. En outre, les travaux des chercheurs en neurosciences Eisenberger et Lieberman révélés en 2003 ont permis de prendre conscience qu’un feedback négatif pouvait être perçu comme un forme de « rejet social », ce qui active les mêmes zones cérébrales que la douleur physique. En d’autres termes, recevoir un reproche ou une critique, même bien formulée, peut être vécu comme une agression.
Prenons un exemple : Un manager formule un feedback qu’il considère constructif à l’un de ses collaborateurs exactement comme on le lui a appris. Le collaborateur visé acquiesce poliment. Mais le lendemain, il envoie un mail sec, se désengage du projet, puis finit par demander un arrêt maladie. Personne n’avait mesuré que derrière son silence, se cachaient de la honte et de la colère.
3. On apprend aux managers à formuler un feedback mais rarement aux collaborateurs à les accueillir
Dans la culture managériale dominante, le manager est vu comme l’acteur, et le collaborateur comme le récepteur passif. Toute la responsabilité de la relation repose sur celui qui émet. On forme les managers à parler, mais rarement les collaborateurs à accueillir le message. On considère, à tort, que recevoir un feedback est naturel et sera bien vécu par le collaborateur puisque le discours se veut factuel et constructif.
Or, recevoir un feedback est un acte psychologique complexe : il nécessite de bien avoir travaillé sur son ego, d’avoir un bon rapport à l’erreur ou à l’échec et d’accepter de se remettre en question, ce qui est loin d’être naturel, bien au contraire, car cela s’apprend et surtout sous-tend que la personne le désire. Il est essentiel de coresponsabiliser les collaborateurs dans la culture du feedback, en les formant à identifier leurs émotions, à comprendre leurs messages et à prendre du recul. Sans cela, on maintient un système unilatéral, déséquilibré, où le feedback reste un acte managérial unilatéral alors qu’il doit contribuer à améliorer la relation.
4. Mieux décrypter les réactions émotionnelles au feedback pour mieux les prendre en compte
C’est ici que le "Feedback du feedback" prend tout son sens. Il ne s’agit plus seulement de transmettre un message, mais aussi de traiter la réaction émotionnelle qu’il suscite car c’est cette réaction, visible ou non, qui permet de savoir s’il a été accepté ou rejeté.
Si votre feedback heurte l’image que la personne a d’elle-même, elle ne sera pas en capacité de l’entendre. Elle n’est plus dans l’écoute, elle entre en mode « défense ». C’est ce qu’illustre la théorie du « Cerveau triunique » proposée par Paul MacLean : Lorsqu’une émotion intense est perçue comme une menace, c’est le cerveau limbique, siège des émotions, qui prend le dessus sur le cortex préfrontal, siège de l’analyse et de la réflexion. Le traitement rationnel du message est alors suspendu.
Autrement dit, si vous ne gérez pas l’impact émotionnel du feedback, vous pouvez être sûr que le contenu, lui, ne sera pas traité. Et parfois, il sera même retourné contre vous car il ne sera pas accepté. Par conséquent, un manager doit, en plus de savoir formuler convenablement un feedback, être attentif aux émotions « négatives » qu’il peut provoquer :
- Surprise : la personne est déstabilisée, elle ne s’attendait pas au feedback.
- Colère : elle se sent injustement attaquée ou humiliée.
- Peur : elle anticipe des sanctions ou doute de ses capacités.
- Tristesse : elle se sent rejetée, découragée, impuissante.
Dans ce cas, il doit poursuivre son accompagnement en proposant un feedback, non pas sur le contenu du message, mais sur la réaction émotionnelle du collaborateur. Le but du feedback du feedback n’est pas d’apaiser pour apaiser. Il est de rendre à la personne sa capacité d’écoute et d’analyse, temporairement désactivée par l’émotion. Tant que cette disponibilité cognitive n’est pas restaurée, aucun apprentissage n’est possible. Traiter les émotions, c’est rouvrir la porte à la progression. C’est la raison pour laquelle j’ai conçu une grille d’analyse des émotions « négatives » vécues suite à un feedback avec des préconisations de prise en compte, sachant bien évidemment qu’il se peut que la personne éprouve différentes émotions en même temps. Dans ce cas, il convient de traiter chaque émotion séparément.
5. Transformer le feedback unilatéral en acte coresponsable
Le feedback est souvent considéré comme un exercice descendant qui repose sur la seule responsabilité du manager. Mais la vérité, c’est qu’un manager, aussi préparé soit-il, ne peut pas contrôler la manière dont le collaborateur va vivre ce retour d’informations sur lui. Car une réaction émotionnelle, surtout si elle malmène l’ego ou à la sécurité personnelle, échappe à toute maîtrise extérieure. Et cela ne fait pas du collaborateur un maillon faible ou un obstacle : cela en fait simplement un être humain.
Dans ce contexte, il devient nécessaire de rééquilibrer la dynamique du feedback. Le manager garde son rôle d’initiateur, mais le collaborateur doit être invité à jouer le sien : comprendre ce qu’il ressent, exprimer ce qui l’a touché, et réfléchir à ce qu’il peut en faire. Cela ne va pas de soi. Cela demande du temps, un cadre, et une culture de confiance. Le feedback ne peut donc plus être une simple transmission de message descendante. Il devient un acte de co-responsabilité, où chacun a une part à jouer : le manager dans l’ouverture et l’accompagnement, le collaborateur dans l’accueil et la réflexion.
Ce n’est pas un modèle idéaliste, c’est un objectif réaliste. Tout le monde ne sera pas prêt immédiatement. Mais plus les collaborateurs seront invités à comprendre leurs réactions plutôt qu’à les subir ou à les cacher, plus ils pourront progressivement devenir acteurs de leur propre développement, aussi bien professionnel que personnel.
Le feedback du feedback suppose un changement culturel profond : considérer le feedback non comme une remise en question imposée, mais comme une co-construction d’un espace de progression, où chacun, manager comme collaborateur, assume sa part dans la dynamique de développement. Envisager le feedback aussi comme un dialogue émotionnel, c’est reconnaître que l’entreprise est un lieu de vulnérabilités, parfois de blessures, mais c’est aussi un formidable levier de performance. En effet, selon une étude menée par Harvard Business Review en 2020, les organisations qui forment à la fois les managers et les collaborateurs au feedback obtiennent 23 % de gains supplémentaires en engagement et 18 % en productivité.
6. Remettre la relation au centre du feedback
Tant que le feedback restera centré sur celui qui parle, et non sur celui qui le reçoit, il restera partiellement inefficace. Traiter les émotions générées par un feedback n’est pas une option mais une nécessité pour évoluer d’une relation « Parent/Enfant » à « Adulte/Adulte ». C’est aussi un acte de considération : reconnaître qu’un collaborateur est un être sensible, pas une machine à corriger. C’est dans cette reconnaissance que peut naître la vraie co-responsabilité.
Pour s’approprier cette culture du "feedback du feedback", les entreprises peuvent :
- Former les collaborateurs à recevoir un feedback.
- Entraîner les managers à identifier les signaux faibles (silences, sourires figés, retrait).
- Prévoir des temps de débrief à chaud, quelques heures ou jours après un feedback sensible.
- Mesurer l’impact émotionnel du feedback dans les baromètres sociaux ou les bilans managériaux.
Le feedback est un outil, le feedback du feedback est une rencontre. Managers, ouvrez cet espace. Collaborateurs, entrez-y avec curiosité plutôt qu’avec crainte.