Allan Thygesen (CEO de Docusign) "L'IA aura un impact plus important que la blockchain sur le développement des smart contracts"
Avec IAM, sa plateforme d'Intelligent Agreement Management, Docusign veut révolutionner la gestion contractuelle grâce à l'IA. Son CEO, Allan Thygesen, revient pour le JDN sur les enjeux de cette innovation et sa vision de l'avenir des contrats intelligents.
JDN. Docusign a lancé l'an dernier sa plateforme IAM (Intelligent Agreement Management) afin de répondre à ce que vous appelez "l'impasse contractuelle". Que signifie ce terme ?

Allan Thygesen. Il désigne la perte de valeur due à l'inefficacité des processus contractuels, qui repose sur deux aspects. Le premier est le temps considérable que les entreprises perdent à finaliser et valider des contrats. Une fois un accord verbal trouvé, la rédaction, la négociation et la signature prennent encore énormément de temps, un délai qui n'a pratiquement pas diminué en un siècle, malgré la numérisation.
L'autre aspect concerne les informations contenues dans ces contrats, qui restent enfermées dans des fichiers statiques (Word ou PDF) aussi peu accessibles qu'à l'époque des classeurs papier. Concrètement, les entreprises ignorent souvent le contenu exact de leurs nombreux contrats. Selon Deloitte, cette "impasse contractuelle" représente une perte mondiale de deux mille milliards de dollars pour les entreprises, tous secteurs et tailles confondus.
Concrètement, comment la plateforme IAM, que vous présentez comme une nouvelle catégorie SaaS, permet-elle de résoudre ce problème ?
Grâce à l'IA, nous voulons accompagner les entreprises à formaliser plus efficacement leurs contrats et les gérer activement en révélant les informations qui s'y trouvent. Avec IAM, nous les aidons à extraire les données dans leurs contrats et à les rendre accessibles à l'ensemble des collaborateurs. Cela permet non seulement d'exploiter efficacement les contrats en cours, mais aussi de mieux anticiper de futures négociations. Prenons l'exemple d'un contrat conclu avec un prestataire : le donneur d'ordre ne vérifie pas toujours si les engagements sont bien respectés. Cela peut sembler anodin, mais le manque à gagner peut atteindre des millions si certains avantages négociés ne sont pas appliqués. En assurant un suivi précis, l'entreprise dispose d'arguments solides pour renégocier ses contrats. Cette problématique concerne aussi bien les PDG que les directeurs financiers, commerciaux ou achats. Aujourd'hui, analyser un contrat reste un processus manuel et chronophage, souvent négligé par les entreprises.
IAM repose sur trois grandes composantes : Navigator, Maestro et App Center. Quel est le rôle de chacune ?
Navigator est un espace de stockage centralisé et intelligent pour tous les contrats. Grâce à l'IA intégrée, il peut extraire certaines données clés comme les noms des parties, les clauses principales ou les dates de renouvellement. Ces informations peuvent ensuite être comparées à celles d'autres contrats similaires avec précision, offrant ainsi une visibilité inédite aux collaborateurs. Maestro, la deuxième composante, simplifie la conception et le déploiement des flux de travail contractuels. Elle permet de connecter différents logiciels et sources de données grâce à une approche no-code. Enfin, App Center facilite la collaboration et l'intégration avec les principaux éditeurs de logiciels comme Microsoft, Dropbox, Box ou encore ServiceNow.
Comment ont été développés les modèles d'IA intégrés à IAM ?
Docusign développe depuis plusieurs années des solutions d'analyse et de gestion des contrats basées sur des modèles de langage. Nous évaluons en permanence leurs performances en les comparant aux meilleurs LLMs du marché et en testant de nombreux modèles open source. Notre priorité est d'offrir à nos clients des solutions performantes pour extraire et analyser les données de leurs contrats, leur suggérer des modifications, voire rédiger un contrat complet à partir de zéro. Aujourd'hui, la plupart des tâches d'IAM reposent sur un partenariat avec Microsoft et la technologie GPT disponible sur Azure. Toutefois, nous restons ouverts à d'autres collaborations, que ce soit avec Google, Amazon, Meta ou d'autres fournisseurs de modèles.
Le lancement d'IAM est-il aussi un moyen de vous différencier face à une concurrence accrue sur le marché de la e-signature, notamment vis-à-vis d'Adobe ?
Effectivement, avec IAM nous proposons une offre unique, là où nos concurrents se limitent à la signature électronique. Adobe est notre principal rival sur le segment des grandes entreprises, mais il existe aussi des acteurs plus petits, dont en France, sur le marché des PME. Cela dit, Docusign a su conserver sa position de leader. Dans la plupart des pays, nous restons la solution privilégiée, notamment pour les grandes entreprises aux besoins complexes. A titre d'exemple, toutes les entreprises du CAC 40 utilisent Docusign.
Pour autant, nous ne voulons pas nous reposer sur nos acquis. Le lancement d'IAM est une démarche offensive plutôt que défensive. Il nous permet de nous différencier non seulement des autres solutions de signature électronique, mais aussi des fournisseurs historiques spécialisés dans la gestion contractuelle. IAM redéfinit la dynamique concurrentielle sur notre marché tout en s'appuyant sur notre base solide : plus de 1,6 million de clients et 1 milliard d'utilisateurs dans 180 pays.
Pour l'instant, les automatisations proposées par Maestro restent simples. Sommes-nous proches de voir des agents IA négocier et rédiger des contrats de manière autonome ?
Nous menons actuellement plusieurs expérimentations, mais je pense que nous en sommes encore loin, pour deux raisons. D'un point de vue technique, automatiser entièrement ces processus non standardisés est complexe, car cela nécessite un niveau de fiabilité et de précision extrêmement élevé. Ensuite, même si nous parvenions à garantir cette fiabilité, l'adoption par les entreprises d'un service de rédaction contractuelle entièrement automatisée par l'IA représenterait un autre défi. Cela dit, il n'est pas irréaliste d'imaginer que, bientôt, des agents IA puissent négocier des NDA (accords de confidentialité, ndlr). Ces contrats étant très standardisés, certaines clauses pourraient être ajustées automatiquement en fonction du destinataire avec des concessions préétablies. En revanche, je reste sceptique quant à une automatisation totale des négociations plus complexes. Pour les contrats plus hétérogènes, l'IA ne pourra pas anticiper avec précision les points sensibles de chaque partie.
Docusign pourrait-il développer des contrats intelligents capables de déclencher des actions automatiques, comme une mise en demeure en cas de non-respect des obligations ?
Votre exemple illustre parfaitement un cas d'usage pertinent. L'approche devra toutefois être adaptée en fonction du risque et de l'enjeu. Pour une grande entreprise traitant avec des milliers de PME, l'IA pourrait automatiquement envoyer des courriers juridiques en cas de manquement contractuel. En revanche, face à un client stratégique, une approche plus personnalisée serait sans doute nécessaire. Lorsqu'un volume élevé de contrats est concerné et que le risque est limité, l'automatisation présente un réel intérêt, à condition que le déclencheur soit clairement identifiable.
Dans votre exemple, un événement spécifique devrait prouver la violation d'une clause et enclencher une mise en demeure adaptée. Nous travaillons déjà sur des fonctionnalités liées à la gestion des obligations, comme l'envoi d'alertes et la mise en place de déclencheurs pouvant entraîner certaines actions. Dans un premier temps, ces alertes seront adressées à des humains, puis, progressivement, l'envoi de courriers pourra être automatisé pour les clients qui le souhaitent, dans des cas où le risque est limité.
Quelle est votre roadmap pour le déploiement de ces fonctionnalités ?
L'envoi d'alertes est prévu dès cette année, et nous expérimentons plusieurs processus gérés par des agents IA. Toutes ces initiatives visent à automatiser davantage le processus contractuel, qu'il s'agisse de la gestion des obligations ou des reconductions de contrats. Cela dit, je pense que les entreprises feront preuve de plus de prudence qu'on ne l'imagine sur ces sujets. Techniquement, bon nombre d'actions à portée contractuelle ou légale pourraient déjà être automatisées grâce à l'IA. La véritable question est de savoir si le niveau de fiabilité et les normes culturelles permettront une adoption massive. Au cours des deux prochaines années, les déclenchements automatiques d'actions devraient se multiplier, pour des situations à faible risque, par exemple pour appliquer une pénalité à un client en retard de paiement. En revanche, pour des scénarios plus complexes, l'adoption prendra sans doute plus de temps.
Le secteur blockchain a souvent mis en avant la notion de "mart contracts. Cette technologie est-elle réellement indispensable pour développer ces contrats intelligents ?
Je ne pense pas que la blockchain soit nécessaire pour automatiser ces processus. L'IA offre un avantage majeur : elle permet d'exécuter des tâches que les entreprises n'ont ni le temps ni les ressources de gérer efficacement. Ces opérations, souvent chronophages, sont rarement réalisées en interne, faute de moyens. L'IA apporte donc un bénéfice économique considérable, en assurant un suivi et une exécution automatisée de ces tâches. Au final, je pense que l'IA aura un impact plus important que la blockchain sur le développement des "smart contracts".
Fin 2023, le Wall Street Journal rapportait que Docusign était à la recherche d'un acquéreur, avec deux fonds d'investissement en lice. Est-ce toujours d'actualité ?
J'ai déjà affirmé clairement que notre objectif était de rester indépendant et de bâtir une entreprise solide en bourse. Et je suis encore plus enthousiaste aujourd'hui qu'il y a un an, lorsque j'ai fait cette déclaration.
Allan Thygesen occupe, depuis octobre 2022, le poste de directeur général de Docusign, la solution de signature électronique comptabilisant 1,6 million de clients et plus d'un milliard d'utilisateurs. Avant cela, il a été president, Americas & global partners chez Google, après avoir occupé le rôle de president de Google Marketing Solutions. Avant de rejoindre Google en 2010, Allan Thygesen était directeur général et associé dans le fonds de capital-risque The Carlyle Group. il siège au conseil d'administration de RingCentral, Inc. depuis octobre 2015 et a été enseignant à la Stanford Graduate School of Business de 2014 à 2021. Il est titulaire d'une maîtrise en économie de l'Université de Copenhague et d'un MBA de la Stanford Graduate School of Business