Thierry Murat (initial_A) "Il m'a fallu 6 mois pour réaliser les planches de ma bande dessinée avec Midjourney"

Thierry Murat est le premier auteur français d'une bande dessinée, "initial_A", dont les images sont entièrement générées par IA. L'œuvre est sortie publiquement mardi 3 octobre.

JDN. Comment l'idée de créer une BD avec l'IA vous est-elle venue ?

Thierry Murat. Initialement, j'avais écrit ce scénario en 2020, sans lien avec l'émergence des IA génératrices d'images. Je comptais à l'époque illustrer moi-même cette bande dessinée, étant dessinateur professionnel depuis une vingtaine d'années. Puis fin août 2022, quand les IA génératrices d'images comme Midjourney ont fait leur apparition, j'ai été très surpris, comme tous les dessinateurs. Je me suis demandé ce que cela signifiait pour notre métier, pour les créateurs d'images. En septembre 2022, mes deux adolescents m'ont fait découvrir Discord et l'IA Midjourney. J'ai commencé à regarder par curiosité les images produites et le prompts, étant moi-même dessinateur et amateur d'images. J'ai testé l'outil avec mes propres références esthétiques. J'en ai tiré un métissage plein d'inspirations. C'est ainsi qu'a germé l'idée d'utiliser le potentiel de l'IA pour illustrer mon scénario de 2020. Le résultat est cette bande dessinée inédite entièrement générée par l'intelligence artificielle

Thierry Murat auteur de "initial_A". © TM

Etonnamment, le titre "initial_A" contenait un I et un A, comme Intelligence Artificielle. J'ai trouvé cela troublant, comme une prémonition. Ce scénario racontait justement la déliquescence d'une civilisation face à l'algorithmisation du monde. Même s'il n'était pas enthousiaste sur la technologie, il résonnait fortement avec l'émergence des IA génératrices d'images.

Comment avez-vous procédé techniquement pour générer les images ?

Il ne faut pas croire que ce livre a été généré automatiquement en appuyant juste sur un bouton. J'ai travaillé pendant 8 mois sur ce projet : 6 mois pour réaliser les 150 planches, 2 mois pour l'écriture. C'est vraiment un scénario que j'avais écrit et que je souhaitais raconter en images, comme je le fais habituellement en dessinant à la main avec mes pinceaux et mon encre. Sauf que cette fois, ma mission était de faire dessiner mon histoire de la meilleure façon possible par un algorithme d'IA, en lui soumettant des requêtes très précises sur le contenu et le sens des images. Mais il y a toujours une part d'imprévu dans la génération d'images par l'IA. Souvent, pour obtenir l'image qui me convient pour une case, j'ai dû faire une dizaine, voire une vingtaine ou une trentaine d'essais infructueux avant d'y arriver. Je réessaye alors, retravaille mes requêtes, archive et régénère mes prompts.

Pour obtenir l'image que je veux, je peux prélever des éléments intéressants dans plusieurs images générées, comme un bout de matière, un nuage, un sol, un caillou. Il m'arrivait parfois d'obtenir une image qui ne correspondait pas exactement à ma demande initiale, mais qui contenait des éléments intéressants. En combinant 3 à 5 images, j'avais alors suffisamment de matériau pour faire du montage, du détourage et de l'assemblage sur Photoshop, et construire précisément l'image que je souhaitais.

Dans tous les prompts de génération d'initial_A, j'ajoutais systématiquement à la fin 3-4 lignes qui constituent ma signature. C'est en quelque sorte la recette de ma patte graphique personnelle, de ma facture. J'y ai mis toutes mes obsessions picturales, en peinture, dessin, gravure... Ce condensé d'influences donne un résultat qui me ressemble intellectuellement.

Deux planches d'initial_A. © TM © TM

Quelles ont été les principales difficultés dans ce projet ?

Il y a eu un gros challenge sur la capacité à faire tenir l'écriture graphique du début jusqu'à la fin du livre. Je ne m'adressais pas à un dessinateur avec qui je collaborais, mais à une machine distante que je ne connaissais pas, hébergée quelque part à Los Angeles ou je ne sais où. J'avais peur de ne pas réussir à maintenir une cohérence graphique d'une page à l'autre. Rapidement, je me suis rendu compte qu'il serait impossible de donner toujours la même apparence à mon personnage Alice. Contrairement à la BD traditionnelle ou au dessin animé, il n'y avait pas de modèle de référence unique. J'ai donc assumé ce parti pris. Alice, c'est l'âme de l'humanité et l'humanité est mouvante.

Pensez-vous pérenniser l'utilisation de Midjourney ?

Je ne sais pas si je réutiliserai cette technique à l'avenir. Tout au long de ma carrière, quand de nouvelles possibilités apparaissent, je les expérimente sans savoir si je les pérenniserai. Avant même les IA, j'ai toujours été dans cette démarche d'essayer de nouveaux outils et techniques - modelage, sculpture, bricolages, photos... Je suis un touche-à-tout en matière d'images. A chaque expérimentation, il m'est impossible de prédire si je continuerai à m'en servir par la suite.