Malgré l'emballement autour de l'IA, les VCs américains sont à la peine
La situation aux Etats-Unis a malgré tout de quoi faire rêver investisseurs et entrepreneurs européens, confrontés à un marché encore plus terne.
Alors que l'intelligence artificielle (IA) générative continue de faire le buzz, que les jeunes pousses du secteur lèvent facilement des millions de dollars et que les grands groupes se précipitent pour investir à leur tour par peur de rater le coche, on pourrait s'attendre à ce que les fonds d'investissement en capital-risque (VCs) vivent un véritable âge d'or. Pourtant, il n'en est rien.
Bien au contraire : l'an passé, les VCs américains ont reversé l'équivalent de 26 milliards de dollars à leurs investisseurs (principalement des fonds de pension, banques d'investissement et individus fortunés), soit le niveau le plus bas depuis 2011, selon les données de PitchBook, qui compile les données d'investissement.
Les coûts faramineux de l'IA générative
Ces performances décevantes s'expliquent par un double phénomène : une hausse des dépenses d'une part, et des recettes en berne d'autre part. Côté dépenses, les VCs ont, toujours selon PitchBook, considérablement mis la main à la poche depuis 2022, afin de financer l'essor de l'IA générative. L'an passé, les VCs américains ont ainsi investi 25,9 milliards de dollars dans les jeunes pousses de l'IA générative, une hausse de 200% par rapport à l'année précédente. La dynamique se poursuit cette année, puisque près de 500 start-up du secteur ont déjà levé 26,8 milliards de dollars auprès des VCs. Selon Forge Global, qui suit les flux d'investissements privés aux Etats-Unis, l'IA est passé d'une année sur l'autre de 12 à 27% dans la part totale des fonds levés.
Contrairement aux vagues d'innovation précédentes, comme Internet ou le smartphone, celle-ci est extrêmement coûteuse en capital. Le développement d'un modèle d'IA générative peut coûter plusieurs centaines de millions de dollars, ce qui exclut les coûts ensuite nécessaires au bon fonctionnement et à la mise à jour du modèle. Pour cette raison, les investisseurs sont contraints de dépenser des fortunes dans leurs jeunes poulains, dans l'espoir de les voir un jour dominer le marché. La levée de fonds moyenne d'une jeune pousse d'IA est ainsi en hausse de 140% cette année par rapport à 2023, selon Forge Global, là où pour les autres start-up, l'écart n'est que de 10%.
Tarissement des entrées en bourse et des fusions/acquisitions
Alors qu'ils sont contraints de mettre davantage la main à la poche, les VCs sont confrontés à des recettes décevantes. Historiquement, l'entrée en bourse réussie d'une jeune pousse constitue l'un des moyens les plus sûrs pour un investisseur de toucher le jackpot. Or, on assiste depuis 2022 à un tassement spectaculaire de celles-ci. Plusieurs raisons expliquent la timidité des fondateurs de start-ups. La conjoncture économique incertaine fait d'abord craindre une entrée en bourse ratée. Certaines sociétés au succès indéniables, comme Stripe, OpenAI ou Databricks, suscitent des rumeurs quant à leur future entrée en bourse depuis déjà plusieurs années.
Les VCs ont ensuite contribué eux-mêmes à cette frilosité, en continuant de financer les start-up jusqu'à un stade très avancé et rachetant les parts des employés, rendant ainsi les entrées en bourse moins nécessaires.
Sur un marché comme l'IA, on assiste enfin à un phénomène de cannibalisation, les big techs faisant main basse sur les jeunes pousses les plus prometteuses lors d'acquisitions déguisées, bien avant qu'elles n'entrent en bourse.
Thomas Laffont, de Coatue, un investisseur de la Silicon Valley, estimait en septembre dans une conférence que l'on comptait actuellement 1 440 sociétés non cotées aux Etats-Unis valorisées à plus d'un milliard de dollars, un chiffre énorme qui illustre la frilosité des entrepreneurs à se risquer sur les marchés publics.
Les fusions/acquisitions auraient pu prendre le relais des entrées en bourse pour gonfler les poches des investisseurs. Mais là encore, la conjoncture est très défavorable. Le mandat de Joe Biden a été marqué par une attitude musclée vis-à-vis des monopoles, en particulier technologiques. Le président américain a nommé des personnalités partisanes d'une ligne dure à cet égard à des postes clefs, de Lina Khan pour diriger la Federal Trade Commission, gendarme de la concurrence aux Etats-Unis, à Jonathan Kanter à la tête de la division antimonopoles du Département de la Justice.
Ensemble, ils ont lancé une série d'enquêtes contre les abus de position dominante de la Silicon Valley, créant un climat des affaires dans lequel les entreprises réfléchissent à deux fois avant de mener des fusions-acquisitions. Cet été, Google a renoncé à racheter la jeune pousse Wiz pour cette raison, tandis qu'Adobe et Figma ont récemment annulé leur projet de fusion, échaudés par les risques de voir l'opération mise en difficulté par les autorités de la concurrence.
Faut-il miser sur l'effet Trump ?
Quelques facteurs permettent toutefois aux VCs américains d'espérer une amélioration de la situation en 2025. D'une part, le secteur des entrées en bourse semble connaître une timide reprise, alors que l'entreprise du logiciel ServiceTitan prévoit de se lancer en septembre, et que la jeune pousse suédoise des fintech Klarna vient également de remplir les documents nécessaires pour une entrée à la bourse de New-York. Les rumeurs vont également bon train quant à une potentielle mise sur le marché public d'OpenAI, valorisée à 157 milliards de dollars suite à sa dernière levée de fonds début octobre.
La réélection de Donald Trump laisse également espérer un climat plus favorable aux affaires. Le nouveau président devra notamment trouver un remplaçant à Lina Khan pour prendre la tête de la FTC, qui pourra difficilement être plus hostile aux fusions/acquisitions dans le milieu de la tech. Un bémol, toutefois : le choix de Trump pour diriger la FCC, le gendarme des télécoms, est à cet égard de mauvais augure. Brendan Carr est un virulent critique des Gafam et l'avocat d'une politique plus régulatrice. Trump a toujours eu un discours ambigu vis-à-vis des big tech, prônant tantôt une approche pro business, tantôt une politique musclée vis-à-vis d'entreprises qu'il juge hostiles à sa famille politique.
Enfin, si la situation des VCs américains est difficile, elle reste enviable lorsque l'on regarde le marché européen, où les VCs devraient investir 45 milliards d'euros cette année, un chiffre très décevant, égal à celui de 2023, année qui avait marqué une baisse de 50% des levées de fonds. Un phénomène que les experts espéraient temporaire, mais qui semble parti pour durer.