ID partagés : une vie sans Google est-elle possible ?
Le géant américain de la publicité dit non aux identifiants créés par matching d'emails. Un obstacle de plus sur la route du succès pour une initiative comme Unified ID 2.0.
"Au moins, on sait enfin à quoi s'en tenir !" Ce patron d'adtech est résolu à voir le bon côté des choses au moment de revenir sur la récente annonce de Google Ads. Pour rappel, le géant de la publicité a mis un sacré coup dans la fourmilière des ID partagés en annonçant début mars qu'il ne souscrirait pas à cette pratique qui consiste à recourir à un identifiant interopérable, créé par matching d'emails hashés, pour faire du ciblage publicitaire. Une pratique qui doit permettre au marché de trouver un substitut aux cookies tiers dont Chrome a annoncé la disparition d'ici début 2022. Et qui se fera donc sans Google… Le géant de la publicité estime en effet que la seule option viable pour l'open Web est celle qu'il a présentée il y a près d'un an, Privacy Sandbox, une solution logée dans le navigateur qui permet de faire du ciblage par cohortes. "Nous ne voulons pas d'un identifiant qui permet de tracker les utilisateurs au gré de leur navigation sur le Web", écrit-il. La déclaration peut prêter à sourire quand on sait que le Google Advertising ID, dont Google semble avoir oublié l'existence, permet aux annonceurs de tracker les utilisateurs entre plusieurs applications sur Android. Et qu'en résumé, Google compte refuser au Web ce qu'il autorise au monde applicatif (où il a, il est vrai, des enjeux économiques plus importants). "Sans surprise, Google sert ses propres intérêts et ils sont rarement alignés avec ceux de l'open Web", résume Romain Job, chief strategy officer chez Smart.
Ceci étant rappelé, il convient désormais de s'interroger sur les retombées d'une telle prise de position pour une initiative comme Unified ID 2.0, qui a réussi le tour de force de fédérer, en quelques mois, la majorité des adtech indépendantes (The Trade Desk, Liveramp, Criteo, Index Exchange, Xandr…) autour du concept d'ID partagé. Peut-elle survivre à l'absence de Google qui estime que les "identifiants basés sur l'email ne sont pas un investissement viable sur le long terme" ? Google qui, rappelons-le, contrôle une grande majorité des investissements display via DV 360, côté achat, et Google Ad Manager, côté vente. Deux outils qui, assure l'Américain, ne permettront pas à leurs utilisateurs de relayer des identifiants partagés, que ce soit via une place de marché privée (PMP) ou en open auction.
Côté achat, l'incompatibilité de DV 360 sera contraignante mais pas insurmontable pour des annonceurs et agences qui, s'ils désirent recourir à Unified ID 2.0, pourront toujours passer par l'un des autres DSP au sein desquels ils ont un siège… Ce sera peut-être plus compliqué côté vente, alors que la monétisation des éditeurs repose, elle, sur un seul adserver qui, chez l'immense majorité des médias français, est celui de Google. Les éditeurs auront deux options : prendre leurs distances avec Google Ad Manager et confier la mise aux enchères et la diffusion publicitaire à leur wrapper prebid qui acceptera, lui, tous les ID partagés. Certains commencent à le faire depuis la décision de Google de ne plus monétiser le trafic sans consentement. L'autre solution consiste à "duper" l'adserver de Google. Ce dernier permettra en effet aux éditeurs de passer leurs ID propriétaires dans Adex via le champ PPID (publisher provided ID). Les éditeurs pourraient profiter de ce champ pour passer des ID cross-sites comme Unified ID 2.0, Google n'ayant en réalité aucun moyen de savoir si l'ID qu'il transmet est unique ou partagé. "Google ne peut pas le dire tout haut car ça contredit sa ligne officielle mais Google Ad Manager permettra bel et bien de passer les ID partagés", assure donc un expert adtech. Dont acte.
"Google ne peut pas le dire tout haut car ça contredit sa ligne officielle mais Google Ad Manager permettra bel et bien de passer les ID partagés."
Qu'elles soient compatibles ou non avec Google, les solutions d'ID partagés devront, de toute façon, surmonter bien d'autres obstacles avant de devenir le substitut aux cookies tiers espéré par le marché. A commencer par celui du reach. "Ce sujet de l'ID a une part de voix qui me semble disproportionnée par rapport à son potentiel de reach", commente Fabien Magalon, le directeur général de l'alliance data des médias français, Gravity. Unified ID 2.0, qui a, il est vrai, à peine quelques mois d'existence, revendique aujourd'hui une cinquantaine de millions d'utilisateurs logués. C'est quasiment le même nombre que Facebook… en France. Même plafond pour des solutions comme Liveramp ou Zeotap dont les bases de données ne dépassent pas les quelques dizaines de millions d'utilisateurs. "La force du programmatique et du cookie, c'était le volume. Difficile de dire que les initiatives tournées autour de l'ID arriveront, dans ces conditions, à faire aussi bien", constate le patron Europe du Sud de Xandr, Paul-Antoine Strullu. On peut notamment s'interroger sur la capacité d'Unified ID 2.0 et des autres ID déterministes à scaler au-delà des quelques éditeurs qui, comme les broadcasteurs, les e-commerçants ou les sites BtoB, n'ont aucun mal à obtenir de leurs visiteurs qu'ils se loguent. "On se connecte sans problème pour regarder Koh Lanta ou Top Chef sur le Web. Je doute qu'on le fasse aussi facilement pour des services à moindre valeur ajoutée, comme le dark mode", prévient Fabien Magalon. C'est là tout l'enjeu des acteurs de l'identité et des éditeurs avec lesquels ils devront fatalement collaborer. Comment convaincre l'internaute de se loguer ? Alexandra Roa, publisher account director chez Zeotap, plateforme de customer intelligence, évoque pêle mêle "un paywall dédié, une newsletter permettant d'accéder à du contenu premium ou même un abonnement à prix réduit." Des options qui, il faut bien l'avouer, ne sont pas envisageables pour tous ces petits et moyens sites qui font la longue traîne du Web… "Unified ID 2.0 est une solution hyper intéressante pour la quelque centaine d'éditeurs qui ont une relation forte avec leurs lecteurs. C'est un coup d'épée dans l'eau pour les autres", tranche un patron d'adtech. Preuve du plafond qui attend tous les éditeurs qui misent sur le login, cette estimation de Liveramp, qui annonce que le cap des 30% de trafic logué est l'option la plus raisonnable.
"On se connecte sans problème pour regarder Koh Lanta ou Top Chef sur le Web. Je doute qu'on le fasse aussi facilement pour des services à moindre valeur ajoutée comme le dark mode"
30% de trafic identifié, c'est ce que promet déjà ID5 à certains acheteurs. La société fondée par Mathieu Roche mêle, pour se faire, approche déterministe (les informations données par l'utilisateur) et probabilistes (les déductions faites par ses algorithmes). De quoi lui permettre d'identifier entre 10 et 30% des bid requests qui sont envoyées aux acheteurs en programmatique. "Le reach n'est de notre côté plus un problème. On est capable d'identifier entre 600 et 700 millions d'internautes par jour", assure Mathieu Roche. Et d'espérer atteindre le cap des 70% de trafic identifié d'ici 2022. Une course au volume qui se fait au détriment de la finesse de ciblage ? "La mise en place d'une approche probabiliste avait sensiblement dégradé les performances de nos campagnes qui s'appuyaient, jusque-là, sur un user graph déterministe", se souvient un ancien de Criteo. L'adtech français, pourtant pas manchot lorsqu'il s'agit de manipuler les données, avait dû faire marche arrière. "Il faut avoir une rigueur absolue pour réussir à identifier par ce biais un utilisateur sur 60 millions de Français", ajoute notre anonyme. D'où, sans doute, la défiance d'une partie du marché à l'égard des approches probabilistes telles que celle prônée par ID5.
Une défiance que Mathieu Roche balaie d'un revers de main. "Faire de la prospection, c'est, par définition, cibler des utilisateurs que l'on ne connait pas et pour lesquels l'ID déterministe n'est d'aucune utilité." Les acheteurs n'ont donc pas d'autres choix que de faire confiance aux algorithmes de machine learning pour identifier les bons segments d'audience à cibler. Ce qu'ils font déjà d'ailleurs lorsqu'ils ont recours au look alike targeting de Facebook qui puise, lui aussi, dans l'approche probabiliste… "Une bonne partie des internautes ne seront pas identifiés, trouver d'autres signaux pour délivrer de la performance publicitaire via un ID probabiliste me semble une bonne approche", confirme Romain Job.
"Le reach n'est pour ID5 plus un problème. Nous sommes capables d'identifier entre 600 et 700 millions d'internautes par jour"
Le succès des ID partagés dépendra en grande partie de l'attitude de ceux qui détiennent les cordons de la bourse : les annonceurs. Une population qui s'exprime pour l'instant peu sur l'après-cookies tiers et dont il est difficile d'anticiper le comportement. On peut, à ce stade, imaginer deux hypothèses, pas forcément contradictoires d'ailleurs. Les DSP concurrents de Google, The Trade Desk, Mediamath et Xandr en tête, vont regagner en compétitivité sur l'open Web, le recours aux ID partagés leur permettant de cibler plus finement que DV 360 qui passera, lui, par Privacy Sandbox sur cet environnement. Les acheteurs vont basculer une partie des investissements qui transitaient via DV 360 vers d'autres sièges DSP. Ces derniers se retrouveront, en même temps que Unified ID 2.0 et consorts, dans une position renforcée. "Cet ID partagé qui émerge, c'est une opportunité pour l'ensemble du marché car personne ne veut faire 100% de son business avec Google", assure le patron de Captify Europe, Vincent Pelillo. Les résultats des premières campagnes tests de Privacy Sandbox (qui n'auront pas lieu en Europe pour le moment) seront, à ce titre, une première indication.
L'autre hypothèse, c'est que les annonceurs, qui sont aujourd'hui une majorité à utiliser DV 360, vont, en voyant que ce dernier achète moins bien sur l'open Web qu'au sein de ses propriétés digitales (où le ciblage par email propriétaire est toujours possible via Ads Data Hub), encore renforcer les investissements qu'ils allouent au walled garden. Difficile d'imaginer les annonceurs abandonner DV 360 tant que ce dernier donne un accès exclusif à une plateforme comme Youtube dont la part de marché devrait, par effet domino, être renforcée. Et ça l'est tout autant de penser qu'un acteur comme L'Oréal, qui a investi depuis des années dans un fullstack Google, fera marche-arrière sur ce sujet. Cantonnés à l'open Web, les ID partagés verraient, par effet domino, leur utilité remise en question… "Le fait que Google Ads ne se fasse pas le relai de cette initiative peut évidemment la tuer", prévient Fabien Magalon. Les chances de survie de l'ID partagé seraient encore plus faibles dans l'éventualité où les navigateurs, Chrome en tête, décidaient de bloquer toutes les projets de ce genre. L'hypothèse n'est pas si farfelue. Firefox avait décidé de bloquer une initiative similaire, chapeauté par l'IAB Tech Lab, fin 2019. Ce bloquage avait marqué la fin du Digitrust ID. Il suffirait que le navigateur de Mozilla donne le la et que Safari et Chrome embrayent.
Au milieu du gué, les éditeurs. C'est pourtant le maillon le plus important de la chaîne, parce qu'il détient la relation avec l'internaute. Mais rares sont, encore, ceux qui voient dans Unified ID 2.0, ID5 et consorts, de véritables drivers de business. "Je pense que la plupart des éditeurs se jetteraient sur les solutions d'ID si on leur proposait quelque chose de clé en main mais ce n'est, début avril, pas d'actualité", note Fabien Magalon. A cause du problème du reach évoqué plus haut mais pas que. Pour qu'un identifiant marche, il faut qu'il transite de manière exhaustive des vendeurs (la supply) jusqu'aux acheteurs (la demand). C'est, aujourd'hui encore, loin d'être le cas et les annonces, pourtant nombreuses, tardent parfois à se concrétiser d'un point de vue opérationnel. "Cela engendre des coûts supplémentaires pour les DSP qui doivent être capables de dupliquer les infrastructures qui leur permettent de stocker des données user centrics via les cookies, pour pouvoir faire de même via des ID", justifie Edouard Letort, DGA de Gravity. Pour Unified ID 2.0, qui fédère l'écosystème autour de lui, ce ne sera pas un problème. Pas plus que pour l'ID de Liveramp, qui a de très bonnes relations avec les annonceurs. La concurrence sera, en revanche, féroce chez les autres et il risque d'y avoir du tri dans la vingtaine d'ID aujourd'hui disponibles via prebid. "On aura un, deux ou trois ID partagés mais certainement pas dix ou vingt", prévient Edouard Letort.
"Il va falloir travailler les trois approches, cohortes de Privacy Sandbox, ciblage contextuel et ID partagés car ces derniers auront vite un problème de scale"
A moins de dix mois de la disparition des cookies tiers de Chrome, le temps presse. "C'est tout un cycle d'adoption qui ne pourra pas se faire du jour au lendemain", reconnait Matthieu Roche. Seuls deux DSP sont, à ce jour, compatibles avec son ID : Adform et Mediamath. Le fondateur d'ID5 se heurte, comme souvent dans ces cas-là, à l'attentisme de deux côtés de la chaîne, acheteurs et vendeurs qui, obnubilés par le court terme, privilégient la performance du moment et donc les cookies, qui fonctionnent encore pour 70% du trafic Web. Matthieu Roche espère toutefois évangéliser les acheteurs grâce à des cas d'usages bien précis, au retour sur investissement immédiat (et facile à identifier), comme le retargeting sur Safari. "Les éditeurs qui testent notre solution créent un uplift de 20 à 30% par rapport au trafic non cookifié", assure celui qui travaille aujourd'hui avec des médias comme Le Figaro, Prisma Media, Webedia ou L'Equipe. Des éditeurs qui, de leur côté, explorent également d'autres pistes comme le ciblage contextuel, conscients qu'il sera risqué de mettre tous leurs espoirs dans une seule solution. "Il va falloir travailler les trois approches, cohortes de Privacy Sandbox, ciblage contextuel et ID partagés. Ceux qui se reposeront uniquement sur ces derniers se retrouveront vite confrontés à un problème de scale", conclut Vincent Pelillo.
Cet article est également publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition d'avril , un dossier sur la réussite des ID partagées sans Google, une interview de Western Union sur sa stratégie in-app, un tuto sur l'ad fatigue, un focus sur Viewpay et le baromètre du programmatique.