Un dollar faible mais puissant : la stratégie risquée du camp Trump
Le billet vert dévisse. Depuis le 1ᵉʳ avril, la monnaie américaine a perdu plus de 4% de sa valeur face à un panier de devises internationales. Lorsque Trump est entré à la Maison Blanche, le dollar et l'euro étaient pratiquement à parité : désormais, un dollar ne vaut plus que 0,88 centime d'euro. La valeur du billet vert face à la livre sterling a aussi fortement baissé, passant de 0,82 livre sterling pour un dollar à 0,76 aujourd'hui.
Cela survient alors que le président américain a mis en place une vague de tarifs douaniers sans précédent dans l'histoire récente. Or, l'instauration de droits de douane a normalement plutôt tendance à faire s'apprécier la monnaie du pays qui les met en place : en effet, les tarifs douaniers tendent à réduire la demande de biens étrangers, ce qui fait que, dans le cas des Etats-Unis, moins de personnes ont besoin d'échanger des dollars contre des euros ou des yuans. C'est d'ailleurs ce qui s'était passé lorsque Trump avait mis en place ses tarifs douaniers contre la Chine lors de son premier mandat.
Crise de confiance sur la dette américaine
La dépréciation du dollar n'est donc pas le fait d'une réaction "ordinaire" aux tarifs : elle indique une crise de confiance envers l'économie américaine et le financement de sa dette. Le taux d'emprunt américain a flambé, montant jusqu'à 4,5%. Un signe que les investisseurs du monde entier se détournent des produits obligataires d'outre-Atlantique, qui servent pourtant d'ordinaire de valeur refuge en période d'incertitude économique, du fait de la fiabilité et de la confiance qu'inspire le système financier des Etats-Unis. Ainsi, même au cœur de la crise financière de 2008, qui avait pourtant montré au monde entier les fragilités de ce système, les investisseurs s'étaient précipités pour acheter des bons du trésor américains, en quête d'actifs sécurisés où placer leur argent, faisant baisser les taux d'emprunt et conduisant à l'appréciation du dollar.
Quelque chose de plus profond est donc ici à l'œuvre. Le dollar et les bons du trésor tirent tous deux leur force de "la perception qu'a le monde de la compétence de l'Amérique en matière de politique fiscale et monétaire, ainsi que de la solidité des institutions politiques et financières américaines", note Jim Grant, auteur d'une lettre d'actualité financière très suivie et considérée par les milieux économiques. "Le monde est peut-être en train de changer d'avis."
Mais la dépréciation de la dette américaine est aussi sans doute le fruit de la riposte de certains pays attaqués par la politique commerciale du gouvernement américain. "La Chine, en particulier, détient une part importante de la dette américaine sous forme de bons du trésor (l'équivalent d'environ 760 milliards de dollars, ndlr). L'une de ses armes dans la guerre commerciale qui s'est enclenchée est de vendre ces réserves pour faire peser un risque sur la dette américaine", affirme Jean-Marie Cardebat, professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et l'Inseec.
Une stratégie de Donald Trump
La dépréciation du dollar n'est cependant pas accidentelle : il s'agit d'un objectif ouvertement visé par le président américain, qui clame à cor et à cri que le billet vert est trop élevé, ce qui handicape les exportations américaines et freine la réindustrialisation que le président appelle de ses vœux. Une prophétie auto-réalisatrice s'est à cet égard mise en place : "Les investisseurs internationaux et marchés financiers entendent les déclarations de Trump sur le dollar, qu'il juge notoirement surévalué, se disent qu'il va tout faire pour diminuer sa valeur, donc vendent leurs dollars par anticipation pour ne pas perdre de l'argent, ce qui fait baisser la valeur du billet vert", analyse Jean-Marie Cardebat. Mais cette première baisse du dollar ne pourrait être que l'avant-goût d'une révolution au sein du système des changes international.
Tout l'objectif de l'administration est en effet de réduire le déficit commercial américain et de favoriser la réindustrialisation de l'économie. Les droits de douane et la dépréciation du dollar font partie du même plan stratégique visant à remplir cet objectif. Mais Trump ne veut pas seulement dévaluer le dollar : il veut y parvenir sans menacer le statut du billet vert comme monnaie des changes internationale. "Le meilleur moyen de faire de nous un pays du tiers monde serait de faire perdre au dollar son statut de monnaie de réserve. Cela ne peut pas arriver", a-t-il ainsi récemment déclaré. Or, les deux objectifs semblent a priori contradictoires : c'est justement la position centrale du dollar dans le système international qui gonfle artificiellement sa valeur face aux autres monnaies.
Pour avoir le beurre et l'argent du beurre, Donald Trump, conseillé par son secrétaire au Trésor Scott Bessent et son président du Conseil des conseillers économiques, Stephen Miran, a mis en place un plan machiavélique, où les droits de douane lancés tous azimuts jouent un rôle central. A travers ces derniers, l'administration Trump entend mettre la pression sur les autres grandes puissances, comme la Chine, l'Union européenne et le Japon, afin de les réunir autour de la table des négociations et signer des accords de Mar-a-Lago, inspirés des accords du Plaza de 1985. En échange d'un retrait de tout ou partie des tarifs douaniers américains, du privilège d'accéder au grand marché que constituent les Etats-Unis et de la protection de l'armée américaine, les pays signataires accepteraient d'apprécier leur monnaie face au dollar, faisant ainsi baisser celui-ci tout en lui conservant sa position centrale dans le système économique international.
Toute cette stratégie est exposée dans une note rédigée en novembre 2024 par Stephen Miran pour le fonds Hudson Bay Capital, intitulée "Guide de l'utilisateur pour restructurer le système commercial mondial". C'est pourquoi les tarifs douaniers ciblent tout le monde, alliés et ennemis confondus : l'objectif est d'inciter les pays ayant la capacité de faire baisser durablement la valeur du dollar à le faire, en les menaçant d'une guerre économique tous azimuts. Et de parvenir ainsi à un nouveau système dans lequel, aux yeux de l'administration Trump, les Etats-Unis ne verraient plus leur industrie et leurs classes populaires pénalisées par la mondialisation, et obtiendraient une juste rétribution de leurs dépenses militaires et de l'ouverture de leur marché intérieur. Une vision cohérente avec la perception de Donald Trump, qui juge que les pays tiers profitent gratuitement de la générosité de son pays et que les choses doivent changer.
Vers une crise de la dette ?
Si cette stratégie a le mérite d'être cohérente, elle n'est pas sans risques. Le premier est affaire de politique extérieure. En effet, "durant les accords du Plaza, les Etats-Unis n'ont dû convaincre que le Japon et l'Allemagne de l'Ouest. Cette fois-ci, impossible de procéder sans la Chine, et obtenir sa coopération semble très compliqué. En outre, la rhétorique très brutale de l'administration Trump vis-à-vis de ses alliés et sa manière de procéder de façon unilatérale ne facilite pas non plus leur coopération", note Jean-Marie Cardebat.
Le second, de politique interne. "Si le déficit commercial commence à se réduire comme prévu, l'argent de l'étranger va cesser d'affluer à Wall Street. Trump devra d'un seul coup choisir entre trahir les financiers et magnats de l'immobilier ou les classes populaires qui l'ont élu", estime l'ancien ministre des Finances grec Yannis Varoufakis dans un article paru récemment.
Le dernier est de nature purement économique. Les tarifs douaniers associés à une baisse du dollar mèneraient quasi certainement à une reprise de l'inflation aux Etats-Unis. Or, Trump a été élu sur la promesse de juguler cette dernière, qui avait considérablement entamé le capital politique de son prédécesseur Joe Biden. En minant la confiance des consommateurs, et ajoutant au désarroi déjà suscité chez les entreprises et investisseurs par les multiples retournements de veste de Donald Trump sur les tarifs douaniers, elle pourrait plonger l'économie américaine dans la récession, accentuant la crise de confiance dans les obligations américaines et limitant la capacité du pays à refinancer sa dette. Ce qui, enfin, pourrait menacer la position du dollar, que Donald Trump entend justement préserver.
"A long terme, si le capital continue de fuir le pays, cela mettra fin au statut du dollar comme monnaie de réserve internationale. La baisse permanente de la demande pour les bons du trésor augmentera les coûts d'emprunt pour les entreprises américaines et les particuliers souhaitant acheter une maison, et ce pour les décennies à venir. Cela marquerait la fin de notre "privilège exorbitant" — les coûts d'emprunt plus faibles permis par la monnaie de réserve" estime ainsi Noah Smith, un économiste américain.
Si le coup de poker de l'administration Trump autour du dollar n'a rien d'illogique ni d'irrationnel, il comporte donc des risques importants susceptibles de plonger le pays dans une crise de la dette, qui pourrait bien constituer un "moment Liz Truss" pour la nouvelle administration.