Comment la Silicon Valley est devenue patriote

Comment la Silicon Valley est devenue patriote A la suite du milliardaire Peter Thiel, une partie du monde de la tech, qui joue un rôle majeur au sein de la nouvelle administration Trump, assume d'œuvrer à la défense des valeurs et intérêts des Etats-Unis dans le monde.

Il y a encore quelques années, l'idéologie dominante au sein de la Silicon Valley était celle de la mondialisation et d'un monde sans frontières : les barrières physiques devaient être abolies, suivant l'exemple des autoroutes de l'informatique établies dans le monde numérique, qui ne connaissent ni mur ni péage. Le monde de la tech était dominé par des idéaux hérités du mouvement cyberpunk, professant une méfiance vis-à-vis du gouvernement et une farouche défense de la vie privée contre les tentatives d'ingérence étatique. 

On se rappelle par exemple comment Apple a tenu tête au FBI exigeant le déverrouillage du téléphone d'un terroriste, ou encore comment plusieurs entreprises de la Silicon Valley se sont mobilisées contre la politique migratoire de Donald Trump lors de son premier mandat. Des organisations à but non lucratif comme l'Electronic Frontier Foundation, qui défend les droits individuels sur l'internet, ou le projet Internet Archive, qui promeut le libre accès à des contenus digitaux en ligne, sont également nés à San Francisco.

L'ombre de Peter Thiel

Mais depuis quelques années, des voix dissonantes se font entendre au cœur de l'écosystème technologique américain : selon elles, le secteur américain des nouvelles technologies doit œuvrer pour et non pas contre le gouvernement, au service de l'autonomie stratégique américaine et de la projection de sa puissance à travers le monde. Des voix qui, avec le retour au pouvoir de Donald Trump, que nombre d'entre elles ont soutenu, bénéficient désormais d'une forte influence au sein du gouvernement. 

La plus célèbre est sans doute celle de Peter Thiel, cofondateur de PayPal et célèbre investisseur de la Silicon Valley. Le milliardaire s'est toujours situé à droite de l'échiquier politique : en 1995, dans The Diversity Myth, il s'attaquait par exemple au  politiquement correct qui régnait selon lui comme une chape de plomb sur l'université de Stanford, où il a étudié. 

Mais il s'est longtemps situé parmi la droite libertarienne, faisant très tôt la promotion du bitcoin, de projets de cités-Etats autonomes et soutenant le candidat libertarien Ron Paul à deux reprises pour la présidence des Etats-Unis. En revanche, depuis son soutien à Donald Trump lors de la campagne de 2016, Peter Thiel est devenu plus patriote et moins libertarien. Il désigne régulièrement la montée en puissance de la Chine comme un danger existentiel pour l'Amérique. Palantir, l'entreprise de gestion des masses de données qu'il a cofondée, collabore étroitement avec les autorités américaines pour faire la chasse aux terroristes. Dans une interview accordée au moment de l'entrée en bourse de la société, Alex Karp, son cofondateur et dirigeant, se félicitait de de ses "projets de logiciels conçus en partenariat avec notre armée et nos agences de renseignement, dont l'objectif est d'assurer notre sécurité." Dans une interview accordée à la chaîne de télévision conservatrice Fox News en 2019, Peter Thiel, dénonçant les investissements de Google en Chine, déplorait que la Silicon Valley ne tînt aucun compte du patriotisme au moment de prendre des décisions économiques. 

S'il se fait beaucoup plus discret que son ami Elon Musk dans son soutien à la droite américaine, Peter Thiel et ses idées disposent d'une immense influence au sein de la nouvelle administration. D'abord à travers la personne du vice-président JD Vance, qui a travaillé pour le fonds d'investissement de Thiel avant que celui-ci ne lance sa carrière politique en finançant sa campagne (réussie) pour devenir sénateur de l'Ohio. Mais aussi de Palmer Luckey, un autre proche de Peter Thiel dont l'entreprise de DefenseTech, Anduril, a décroché de juteux contrats avec l'armée américaine. Et également de David Sacks, autre ami de longue date de Peter Thiel chargé de piloter la stratégie du gouvernement Trump sur l'IA et les cryptos. Ou encore via General Matter, une entreprise dont Peter Thiel est l'un des principaux investisseurs, qui ambitionne d'enrichir de l'uranium aux Etats-Unis pour casser la dépendance à la Russie. La jeune pousse, dont le dirigeant est un protégé de Peter Thiel, a su attirer l'œil de Donald Trump et bénéficie de fonds du Département de l'Energie.

Restaurer la coopération qui a fait la grandeur de l'Amérique

Cette frange droitière de la Silicon Valley partage un constat : leur industrie, qui a traditionnellement œuvré en faveur de la mondialisation et rejeté tout nationalisme, doit désormais embrasser le drapeau et les intérêts américains. Dans un livre paru en février et baptisé The Technological Republic: Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West, Alex Karp, le dirigeant de Palantir, expose cette vision en détail. 

Selon lui, en s'éloignant du gouvernement américain, la Silicon Valley a rompu avec une longue tradition de coopération entre les ingénieurs et le gouvernement au service d'une défense patriotique des intérêts nationaux. Une coopération qui a par le passé permis à l'Amérique de réaliser des prouesses comme le réarmement éclair avant la Seconde Guerre mondiale, le projet Manhattan, l'essor de l'informatique. 

"La poursuite de l'intérêt général à travers la science et l'ingénierie était considérée comme une extension naturelle du projet national, incluant à la fois la protection des intérêts américains et la défense de la société ainsi que de la civilisation", écrit-il. La Silicon Valley a elle-même longtemps été au cœur de ce projet, selon l'auteur.  "Fairchild Camera et Instrument Corporation, dont les divisions spécialisées dans les semi-conducteurs ont été fondées à Mountain View, en Californie, ont rendu possible les premiers ordinateurs personnels, ont construit des équipements de reconnaissance pour les satellites espions de la CIA dès la fin des années 1950. Pour un temps, après la Seconde Guerre mondiale, tous les missiles balistiques de l'US Navy étaient produits dans le Comté de Santa Clara, en Californie. Des entreprises comme Lockheed Missile and Space, Westinghouse, Ford Aerospace et United Technologies comptaient des milliers d'employés œuvrant à la production d'armes dans la Silicon Valley, jusqu'aux années 1980 et même 1990."

Face à la compétition de puissances autoritaires comme la Chine, où entreprises et gouvernement travaillent de concert au service d'un projet de puissance, la collaboration entre la tech et Washington devient selon lui aussi vitale à la défense de la démocratie que l'a été la coopération entre le public et le privé durant la Seconde Guerre mondiale. "Pour que les Etats-Unis et leurs alliés d'Europe et du monde puissent demeurer aussi dominants en ce siècle qu'ils l'ont été lors du précédent, nous aurons besoin d'une union entre le gouvernement et l'industrie du logiciel — et non d'un découplage." 

Défendre la liberté… et les intérêts des entreprises

Peter Thiel est de son côté moins préoccupé par la défense de la démocratie que par celle de la liberté : dans un essai datant de 2009, il a écrit qu'il ne croyait plus ces deux dernières compatibles, et l'une de ses influences intellectuelles, Curtis Yarvin, prône ouvertement l'instauration d'une technomonarchie aux Etats-Unis avec un "CEO" à la tête du gouvernement. 

Pour le milliardaire, une Silicon Valley patriote avec, en retour, un gouvernement américain technophile devrait plutôt permettre de promouvoir la liberté d'expression et d'entreprise à travers le monde, ainsi que les intérêts des entreprises américaines à l'étranger. Dans une récente tribune parue dans le Financial Times, il dénonce ainsi l'absence de soutien qu'Elon Musk a reçu du gouvernement Biden lors de la querelle qui a opposé X aux autorités brésiliennes, ou encore le passage d'une loi australienne imposant aux réseaux sociaux américains de vérifier l'âge des utilisateurs, là encore sans réaction de la Maison Blanche. 

Car pour le milliardaire, il s'agit de défendre des idées, mais aussi les intérêts matériels de la tech. C'est ce calcul qui a également conduit Mark Zuckerberg et Jeff Bezos à se rapprocher de Donald Trump.