Tien Tzuo (Zuora) "L'économie de l'abonnement connait une croissance rapide en Europe"

En octobre dernier, l'ex-CMO de Salesforce a publié un livre pour décrypter le boom de la subscription economy. Sa société, Zuora, propose justement une plateforme pour déployer des offres par abonnements.

JDN. Il y a dix ans, Salesforce, pionnier du SaaS, bousculait les codes du software en commercialisant son application de CRM via le web par abonnement. Qu'est-ce qui vous a conduit à rejoindre Salesforce ?

Tien Tzuo est le fondateur et le PDG de Zuora. © Zuora

Tien Tzuo. J'ai rejoint Salesforce en tant que 11ème employé avant d'occuper successivement le rôle de directeur marketing puis de directeur de la stratégie. A cette époque, j'étais rempli de désillusions en observant comment cette industrie du software fonctionnait. C'était un peu comme si l'objectif était de piéger le client pour qu'il achète votre logiciel sans véritablement chercher à lui apporter de la valeur en retour. Cela n'avait aucun sens. A la même période, cette invention appelée l'internet commençait à être adoptée par les ménages, même si la plupart n'avaient pas encore de Wifi à la maison.

Nous observions cependant que l'accès au web était en train de se démocratiser et nous avons eu l'idée de commercialiser Salesforce sous la forme d'un service. Nous allions désormais stocker notre logiciel sur nos serveurs et devenir ainsi responsable de son infrastructure.

A-t-il été facile de convaincre les premiers clients ?

Pendant 9 ans, mon rôle au sein de Salesforce a été de convaincre les entreprises qu'elles n'avaient plus besoin de posséder de logiciel. Au départ, notre discours ne trouvait pas écho auprès des grandes entreprises. Notre cible était plutôt les PME, dont beaucoup de start-up. Les décisionnaires des grandes entreprises pensaient en effet que le fait d'acheter des licences coûteuses leur garantissait davantage de sécurité et que cet achat leur revenait moins cher sur le long terme, ce qui n'avait aucun sens à mes yeux. Car en choisissant de s'abonner à des logiciels stockés dans le cloud, ces sociétés pouvaient au contraire réaliser des économies. Elles n'avaient plus besoin par exemple d'installer d'énormes serveurs internes ou encore d'embaucher des techniciens de maintenance.

Quels sont les avantages de ce modèle à l'abonnement ?

Lorsque Salesforce est entré en bourse en 2004, les analystes et investisseurs de Wall Street pensaient que notre modèle était stupide. Leur raisonnement était : pourquoi générer des revenus sur une longue période avec un abonnement plutôt que d'encaisser cet argent en une seule fois en vendant une licence ?

"Pendant 9 ans, mon rôle chez Salesforce était de convaincre les entreprises qu'elles n'avaient plus besoin de posséder de logiciel "

Lorsque Adobe a effectué un changement similaire en vendant ses solutions par abonnement, les revenus de l'entreprise ont logiquement baissé et ses coûts à court terme ont augmentés car il lui a fallu investir dans son infrastructure. Pour Wall Street, il s'agissait donc d'un mauvais modèle. Pourtant, une fois qu'une entreprise développe sa base d'abonnés, son business devient beaucoup plus stable à long terme. Car pour que des clients reviennent chaque mois ou chaque trimestre, il faut leur proposer un service qu'ils continueront réellement d'utiliser. Si elle y arrive, une entreprise sera récompensée par des revenus stables sur le long terme et donc par une croissance plus rapide.

Dans votre ouvrage intitulé "Le business model de l'abonnement : Pourquoi le modèle de l'abonnement est le futur de votre entreprise - et comment vous y prendre" publié chez Eyrolles en 2019, vous évoquez ce basculement d'une ère dite "de la propriété" vers une ère dite "de l'abonnement". Comment expliquez-vous cette évolution ?

En 2007, j'étais déjà convaincu que posséder des logiciels n'avait aucun sens puis je me suis posé cette question : est-ce que posséder quelque chose a encore du sens ? Les consommateurs ont désormais Netflix et la plupart d'entre eux n'ont probablement pas acheté de DVD depuis longtemps. Chaque année, le taux de possession de véhicules particuliers est en baisse. C'est également le cas en Inde et en Chine. Il existe désormais des alternatives tels que Zipcar ou Uber. Pour autant, le nombre de kilomètres parcourus par individu est en hausse ! En réalité, nous sommes passés d'une ère de la propriété à une ère de l'usage : les gens lisent plus d'actualité, regardent plus de films, écoutent plus de musique, jouent plus aux jeux vidéo, etc. Les entreprises qui font en sorte que leurs clients utilisent davantage leurs services généreront davantage de revenus sur le long terme.

Pensez-vous que la relation entreprises-clients ait évolué ces dernières années ?

Depuis de nombreuses d'années, les consommateurs entretenaient une relation de proximité avec leurs commerçants, que ce soit avec leur boucher, épicier, boulanger, etc. Ce n'est que depuis ces 100 dernières années, avec le développement du secteur manufacturier, que les entreprises ont commencé à vendre en masse des produits sortis des mêmes lignes d'assemblage. Ces entreprises ne donnaient pas l'impression d'être à l'écoute des attentes de leurs clients. Elles créaient simplement des produits que les gens achetaient et la relation s'arrêtait là. A l'inverse, j'aime savoir que les services que j'utilise au quotidien, comme Spotify, Google ou Amazon, tiennent compte de mon avis et cherchent à m'apporter de la valeur.  Je pense qu'une relation personnalisée entre une entreprise et ses clients devrait être la norme. La relation entretenue par la plupart des entreprises du secteur manufacturier ces dernières années était, selon moi, l'anomalie. La nouvelle génération va d'ailleurs encore plus loin et exige désormais des entreprises qu'elles assument leur responsabilité écologique et sociale.

Le développement d'Internet aurait donc changé la considération qu'ont les entreprises pour leurs clients ?

Lorsque j'étais chez Salesforce et que nous avons pour la première fois mis en ligne notre logiciel en 1999, nous avons enfin pu observer dès le lendemain comment nos clients utilisaient notre produit. C'était fascinant car auparavant nous n'avions aucune idée du comportement de nos clients vis-à-vis de notre logiciel. Nous ne le pouvions simplement pas, à moins de les suivre dans leur bureau. Cet accès aux données a changé notre manière de concevoir des produits.

"Le rôle des entreprises est de fournir un service à leurs clients pour les transformer en abonnés"

Que ce soit des appareils d'ordre pharmaceutique, des traqueurs d'activité ou des machines à laver, etc. Tous ces objets sont désormais connectés au web. Cette manne de data permet aux ingénieurs de créer des meilleurs produits et expériences. Pensez par exemple au secteur de l'automobile : des entreprises comme Tesla en savent désormais beaucoup sur leurs clients grâce à la voiture connectée. Cette révolution devrait d'ailleurs s'accélérer dans les années à venir.

Pour autant, pensez-vous que les consommateurs de demain auront un nombre incalculable d'abonnements pour tous types de services ?

Ma vision est que la notion de propriété n'existera plus dans le monde de demain. Bien sûr, il existera des exceptions, notamment vis-à-vis des collectionneurs ou pour certains types de produits. Toutefois, cela ne signifie pas que nous aurons, en tant que consommateur, des abonnements mensuels pour tout. Uber a par exemple choisi de facturer ses clients en fonction des trajets réalisés en proposant des tarifs qui varient selon le jour, l'heure, etc. Pour autant, Uber reste un fournisseur de service. La question liée au modèle de pricing choisi est selon moi secondaire. La manière dont une entreprise peut innover en termes d'offre et de pricing est infinie. Apple fait partie des entreprises qui ont opéré ce changement depuis quelques années en choisissant de monétiser ses clients à travers des services. L'entreprise a d'ailleurs arrêté de communiquer ses chiffres de ventes d'iPhone.

Avez-vous été surpris par des entreprises issues de secteurs dits traditionnels qui ont adopté ce modèle à l'abonnement ?

Dans le livre, je cite l'exemple de Fender, une entreprise qui commercialise historiquement des guitares. C'est la parfaite illustration d'une marque qui a su comprendre ses clients. L'entreprise s'est en effet rendue compte que 50% de ses ventes étaient réalisées par des nouveaux clients. Elle s'est aussi aperçue que 90% d'entre eux abandonnaient l'apprentissage de la guitare après quelques mois. La marque a ainsi compris que, pour beaucoup, l'apprentissage de la guitare n'était pas si simple. Fender a donc décidé d'investir dans une plateforme de formation en ligne en créant une application baptisée Fender Play qui permet d'apprendre à jouer. Cette stratégie a été payante et c'est à mes yeux la leçon à en tirer : que veulent réellement vos clients et comment pouvez-vous utiliser la technologie pour les aider à accomplir leur objectif ?

Cette économie de l'abonnement, ou subscription economy, a donc encore de belles années devant elle ?

J'en suis convaincu. Nous observons d'ailleurs chez Zuora (société qui justement développe des logiciels permettant aux entreprises de gérer leurs services d'abonnement, ndlr) que cette économie de la souscription est en train de croître très rapidement en Europe. Il existe aujourd'hui pléthore d'outils pour créer des services et c'est pour cela que les entreprises n'ont aucune excuse de ne pas le faire. Le business model consistant à vendre des produits sans chercher à comprendre les attentes du client appartient au passé. Aux entreprises je dis ceci : arrêtez de vendre un produit, considérez votre rôle comme étant celui de fournir un service à vos clients pour les transformer en abonnés.

Tien Tzuo est le fondateur et le PDG de Zuora, une entreprise éditrice de solutions de facturation par abonnement cotée au New York Stock Exchange. Avant de lancer Zuora, Tien Tzuo a dirigé la stratégie de Salesforce, dont il est le 11ème employé. Il est l'auteur de l'ouvrage "Le Business Model de l'abonnement : pourquoi l'abonnement est le futur de votre entreprise et comment vous y prendre" publié aux éditions Eyrolles en octobre 2019."