Dans les grands groupes, l'IA prend en main la gestion RH

Dans les grands groupes, l'IA prend en main la gestion RH Chatbot de recrutement, matching entre profils et offres d'emplois, aide à la mobilité interne... L'intelligence artificielle investit la gestion des talents.

Comment dégoter la perle rare perdue dans un afflux de CV ? Comment identifier les opportunités de carrières les plus judicieuses pour le salarié d'une grande entreprise parmi les postes ouverts ? Ou encore les formations à lui proposer pour optimiser sa trajectoire interne ? Autant de questions qui font le quotidien des départements RH et auxquelles le machine learning peut apporter des réponses. D'après une étude réalisée en France par le cabinet de recrutement Robert Walters, l'IA est synonyme de gain de temps pour 39% des candidats et 41% des recruteurs. Pour autant, seuls 14% des recruteurs sondés affirment recourir à des outils de sourcing à base d'intelligence artificielle. "Cette pratique se développe principalement dans les grands groupes qui font face des volumes importants de demandes d'emploi", constate Coralie Rachet, directrice France Robert Walters."

Parmi les early adopter de cette approche, on retrouve au premier chef des acteurs du consulting et des services aux organisations. Des prestataires pour lesquelles identifier rapidement des compétences représentent un enjeu stratégique. Le cabinet Mazars, l'un des grands noms français de l'audit, de l'expertise comptable et du conseil aux entreprises, est de ceux-là. De stature internationale, il réalise environ un millier de recrutements chaque année. En vue d'optimiser sa relation candidats, il s'est équipé d'un chatbot.

"L'IA se développe principalement dans les grands groupes qui font face des volumes importants de demandes d'emploi

Dans sa dernière itération datant de juin dernier, ce dernier (Sam, de son petit nom) s'adosse au machine learning pour améliorer en permanence sa capacité à dialoguer et répondre aux questions. Conçu pour informer sur l'entreprise et ses métiers, il glane les informations nécessaires à la préqualification des postulants : date de disponibilité, type de contrat et localisation recherchés, prétentions salariales... En aval, il recueille les CV, les déchiffre en temps réel, puis propose des offres en adéquation avec le parcours et l'expérience du demandeur d'emploi.

Même logique chez Randstad France. La filiale française du spécialiste néerlandais de l'intérim a elle-aussi déployé un chatbot auto-apprenant. Mis à la disposition de ses 650 bureaux dans l'Hexagone, il a pour vocation d'industrialiser les recrutements réalisés pour le compte des clients. Principale différence d'approche avec Mazars : ce bot pré-qualifie les candidats en se limitant à un jeu de questions-réponses. Au-delà des souhaits du candidat en termes de postes, il le questionne également sur ses qualifications et ses expériences professionnelles. Après avoir affiché les offres d'emploi correspondantes glanées dans la base de données du groupe, le robot (baptisé Randy) orchestre des tests de personnalité. Une fonctionnalité que Mazars envisage d'implémenter lui-aussi. En bout de course, Randy attribue une note au candidat (visible uniquement en interne). Elle est fonction de son niveau de pertinence au regard du ou des postes à pourvoir et du degré d'urgence des clients. Les profils souhaitant être recontactés sont ensuite dirigés vers les consultants.

"Nous ciblons les étudiants et jeunes diplômés. Une population très courtisée, volatile et hyper-connecté. D'où le choix d'un chatbot pour les capter"

Comme chez Randstad, le projet de chatbot de Mazars s'inscrit dans la stratégie de transformation numérique de l'entreprise. "Nous ciblons en priorité les étudiants et jeunes diplômés d'école de commerce, d'ingénieurs et d'universités. Mais c'est une population très courtisée, volatile et hyper-connecté. D'où le choix d'un chatbot pour les capter", souligne Mathilde Le Coz, directrice développement des talents & innovation RH chez Mazars. Sur juillet et août (une période traditionnellement creuse en matière d'emploi), 566 candidatures ont été soumises via le bot du cabinet, soit 10% des candidatures reçues sur la période. "Disponible à la fois sur notre site et sur Messenger, Sam permet de candidater en 3 minutes, contre environ 6 à 7 minutes via nos formulaires web de recrutement traditionnel", estime Célia Lenormand, responsable de la marque employeur chez Mazars.

Compte-tenu de son caractère purement conversationnel, le chatbot de Randstad France enregistre des sessions d'échange beaucoup plus longue, de 23 minutes en moyenne. L'agent conversationnel doit en effet prendre le temps de poser l'ensemble des questions lui permettant de reconstituer le CV du candidat. Lancé en février dernier, il a évalué depuis quelque 10 000 candidatures. Fort de ce succès, le groupe a décidé de le décliner pour le secteur médical. Plus récemment, il a aussi été décliné pour Ausy, la filiale de conseil et d'ingénierie en hautes technologies de Randstad France. Pour l'occasion l'IA a été poussée un cran plus loin. Après avoir identifié le profil du candidat et ses compétences IT, les algorithmes déclenchent les tests techniques appropriés, en fonction du langage de programmation ciblé par l'annonce, par exemple "L'intégration de ces tests représente un gain de temps considérable. Côté candidat, nous nous adressons à des passionnés d'innovation qui apprécient d'échanger avec une véritable IA dont ils évaluent la profondeur technique. En termes de marque employeur, c'est un élément différenciant", se réjouit Gérald Fillon, directeur général d'Ausy France.

Mais au-delà des acteurs convaincus par cette technologie, l'IA comme outil de sourcing RH ne va pas sans susciter certaines craintes. Les candidats et recruteurs interrogés par Hays sont respectivement 62% et 44% à estimer que les algorithmes représentent un risque de déshumanisation et qu'ils peuvent conduire à un manque de personnalisation des recrutements. "L'intelligence artificielle permet certes d'accélérer le processus. Mais si on ne fait pas attention, elle peut aboutir à un manque de diversification des profils voire à des biais engendrant des facteurs discriminants, en termes de sexe par exemple", souligne Coralie Rachet. Autre piège évoqué par Amandine Sales, human ressources business partner chez Hays : des algorithmes trop formatés basés sur des combinaisons de compétences (associant un savoir-faire technique pointu et un anglais courant par exemple) peuvent conduire à un clonage des profils. "Une IA trop mécanique pourra alors passer à côté de la perle rare", estime-t-elle.

Collecter des données non-biaisées

"Tout l'enjeu est de collecter des données réelles et non-biaisées", souligne Alexandre Pachulski. Et le cofondateur de TalentSoft, champion français et européen de la gestion des talents en mode SaaS, d'insister : "Avant de passer à l'intégration d'une IA, nous avons décidé de commencer par là. Pour que l'entreprise accepte de jouer le jeu, la principale condition est d'instaurer une relation de confiance. Ce qui passe par une démarche éthique en apportant la preuve que les informations collectées ne seront pas utilisées contre les salariés. En France, le déploiement de ces dispositifs de collecte et d'analyse implique le consentement de l'employé." TalentSoft planche sur ces questions avec une dizaine d'entreprises clientes dont EDF ou Orange. En parallèle, sa R&D commence à travailler sur des algorithmes de matching, sur les volets recrutement et formation. "Les besoins s'expriment principalement au niveau du Cac 40 et des sociétés du SBF 120 qui font face à une tension maximale en mobilité interne", observe Alexandre Pachulski.

Reste à savoir comment (ré)introduire la composante humaine dans l'IA appliquée à la gestion des talents. "En général, la réussite d'un recrutement repose à 40% sur les compétences techniques et à 60% sur la personnalité. Le feeling passe-t-il avec le recruteur ? Comment se voit-il collaborer avec le candidat ? De fait, l'IA n'est pas adaptée pour estimer ce volet par définition beaucoup plus qualitatif", insiste Amandine Sales chez Hays. Sur ce point, Coralie Rachet de Robert Walters renchérit : "Un bon recrutement passe par l'instauration d'une relation de confiance qui permettra de bien cerner les motivations du candidat." Après la phase de pré-qualification qui pourra tout à fait être pilotée par une IA, l'entretien d'embauche demeure donc l'outil indispensable pour estimer le critère de qualité relationnelle du postulant. "Finalement, un jeu de ping-pong devra s'instaurer avec l'IA pour réintroduire de l'irrationnel et détecter cette capacité d'instinct, d'intuition de l'humain, voire sa capacité à désobéir aux règles lorsqu'il s'agit de sauver une situation", conclut Alexandre Pachulski.

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